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Du malheur d’être filles. D’être nées servantes, d’être nées esclaves. Elles le comprennent vite et leur seule liberté, c’est de jouer leur rôle ailleurs qu’ici dans la ferme. Partir faire les employées de maison ou de restaurant, ne pas demeurer sous le toit. Ce sont elles aussi des femmes de la race montagnarde, des costaudes, des natures fortes qui ne trouvent en leur mère aucun chemin vers la féminité. Ces choses, elles les apprendront autrement, ailleurs. Leurs traits n’ont pas de douceur particulière. On les trouverait peut-être moches de nos jours, mais elles sont naturelles, travailleuses, faciles à amuser, faciles à côtoyer. Et puis leurs corps, charpentés et larges sont les promesses d’enfants faciles à naître. Elles sont jaugées par ces hommes de la campagne comme ils le feraient de leurs bêtes. La mariée idéale est bosseuse et robuste, facile à vivre et habituée à la rudesse de la tâche. Elle a des hanches larges.

Elles, les sœurs du paysan, veulent aussi un monde moderne, avec une salle de bains, des WC à l’intérieur et une cuisine claire.

Elles épousent hors des chemins prévus. Toutes les deux ont ce visage de leur père, coupé de beaucoup d’eau et de fiel. Des cheveux ondulés, un sourire qui penche vers l’ironie et la tristesse. Les deux auront vite aussi sous leurs yeux, les larmes muettes de leurs parents. Deux femmes qui n’ont rien pu obtenir de leur mère. Sauf peut-être ce venin transparent qui lui est resté de mettre au monde un enfant dont on ne veut pas et qui les feront, elles, stériles. Comme porteuses d’un empêchement. Elles, les femmes de la campagne, faites pour ça, pour les mômes, ne mettront au monde que leur sang.

j’ai revêtu la robe d’écueils
la ceinture de cercueils et ses enfants serrés
chaque pas laisse des traces sur les pierres et des lunes stériles

comme les femmes tombent !
comme les femmes chutent!
lentes dans les espaces et les déserts
leur corps asséché
mortes sèves sur le sol
des femmes par milliers par troupeaux tristes
par avalanche
dans un monde de lames
de férules aiguisées au fusil
où tarissent leurs sangs
le sang neuf de vie

bâillonnée de linceul
je garde sous mes voiles ma main entre leurs poings
leur silence sacrement
et la lutte captive.

Texte : Anna Jouy

Crédit photo : http://www.shpn.fr/page144/page144.html