Tu sais que j’ai rêvé de toi la nuit dernière ? me dit-elle soudain, on voyageait en Inde, on visitait les grottes d’Ellorâ, et on s’aimait encore. Elle vide son verre sans doute un peu trop vite. Frissonnant de voir son index frôler rapidement sa lèvre inférieure, je prends une longue bouffée de nicotine pour me donner un peu de contenance. Dans le bar bleu de fumée, on est maintenant deux fantômes. Le mélange alcool-nicotine m’apporte une lucidité inédite ; les souvenirs lumineux remontent en foule. Je revois avec une netteté absolue son visage absorbé par les formes mouvantes et troublantes du long-métrage, la pureté de son profil, l’amande parfaite des yeux, le modelé des pommettes, le cou si fin tendu vers le grand écran de la Villette. On projetait Lost Highway cette nuit-là. Je ne suivais rien au film, passant mon temps à la mater en scred, et ce soir, tandis que j’observe son visage surgi du passé à travers le brouillard des cigarettes fumées, tout me revient en vrac : les soirs d’hiver à se tenir chaud dans le froid du studio, les maudits soirs d’hiver comme elle me disait, les frissons ressentis quand elle se blottissait contre moi, cette extraordinaire sensation d’être sauvé simplement parce que je sentais son corps serré contre le mien, la dilatation de ses narines quand elle s’amusait à me raconter des cracks, même dilatation que quand elle prenait du plaisir, le discret tatouage d’oiseau à la nuque découvert le premier matin tandis qu’elle dormait encore (un roitelet, m’avait-elle dit plus tard, t’aimes la fable toi aussi ?), ses veines s’entrecroisant à son poignet reposant sur le drap froissé, merveilleuses veines outremer sous la peau diaphane que j’examinais fasciné, le grain de la peau satinée que j’effleurais du bout des doigts, ah la soif que j’avais de sa peau les premiers jours. Il y avait aussi la façon qu’elle avait de vaciller le matin au réveil, ou encore de faire retomber lourdement son avant-bras quand soudain elle se sentait lasse, et puis bien sûr nos fous rires, nos mots de passe, les mondes qu’on s’inventait, le lointain dont on rêvait…

Extrait de l’âge d’or : je suis sur une aire d’autoroute du côté de Chartres. On est début août. Je rentre de chez mes parents après avoir été séparé d’elle durant une semaine qui m’a paru interminable. Les trois drapeaux d’un Mac Do flottent de l’autre côté des voies. Je l’imagine chantonner longuement dans la salle de bain de trois mètres carrés du studio de la rue Myrha. Dans la splendeur de midi, la file de voitures sur l’autoroute est un collier de diamants. Je calcule : plus qu’une heure et demi de trajet, le temps de trouver une place dans le quartier, dans moins de deux heures je la serrerai contre moi. Cent vingt minutes maximum. Sept mille deux cents secondes. Je me sens si léger, corps en polystyrène. Je regarde une photo d’elle sur l’écran du portable, j’embrasse son visage et m’esclaffe aussitôt après de mon geste d’amoureux transi. Délivrance dans la poitrine, le cœur bat à grands coups d’une émotion nouvelle. Le mot joie est trop étroit pour exprimer ce que je suis en train de ressentir, le mot félicité un poil trop religieusement connoté, qu’importe, ce temps d’autoroute est pour moi une véritable bénédiction. J’allume une clope. Le soleil m’éblouit. Un 3,5T étincelant, qui arbore un mystérieux drapeau noir au-dessus de la cabine du chauffeur déboule au loin, je me surprends à avoir les larmes aux yeux.

Par contraste, il y a ce dimanche soir de septembre, un an après l’air d’autoroute dans le grand soleil d’été. Je me dirige avec Béatrice vers le canal Saint-Martin, à cette heure du jour où l’on sent la tristesse nous envahir. Le ciel est menaçant, le temps est à l’orage. Beau temps pour une séparation, me chuchote la minable petite voix intérieure. On s’est disputés une fois de plus ce matin, et une fois de plus c’est parti d’une broutille. Au moins se passe-t-il quelque chose dans ta vie devenue si terne, me disait la méchante petite voix tandis que je perdais le contrôle et que je lui crachais mon venin au visage, aujourd’hui au moins vous ne vous ennuierez pas. Peut-être même que tu la pousses à bout pour avoir ensuite le plaisir de la consoler. Béatrice, elle, ne faisait pas semblant, et immanquablement j’ai fini par la faire craquer. Une fois la sale colère retombée, je suis revenu vers elle, piteusement, la gorge encore irritée d’avoir tant gueulé. J’ai essuyé ses larmes, cherché mes mots, bafouillé des excuses comme dans un mauvais film français. Lorsque j’ai pris ses doigts humides entre mes mains, elle a levé la tête et la dureté de son regard m’a fait aussitôt taire. On longe maintenant côte à côte le canal Saint-Martin, en silence. Je n’ai plus de mots. J’observe de loin un jeune couple qui s’agace amoureusement au bord de l’eau. La jeune femme mordille le cou de son aimé, il lui pince un peu le bras en guise de représailles, elle pousse un cri bref puis éclate de rire. Son rire m’apporte un peu de réconfort. À leur tour d’en profiter, me dis-je, je suis content pour eux. Un peu plus loin, Béatrice se décide enfin à m’adresser la parole. Elle me fait remarquer que la famille de gitans qui s’était installée sur le quai de Valmy au début de l’été vient d’être expulsée. La Ville de Paris réalise à cet endroit un aménagement végétalisé, est-il écrit sur une pancarte. Béatrice trébuche contre un pavé mal équarri, je la retiens in extremis par la main. Comme dans la Recherche, son vacillement fait resurgir certains fragiles souvenirs. L’hiver dernier sous la couette son corps endormi tendre et chaud comme pain sortant du four, et les murs nus autour de nous qui gardent l’appartement tiède, et le monde froid et gris du devoir qui nous attend dehors, et son corps engourdi se redressant péniblement au bord du canapé-lit, puis se dirigeant en demi-équilibre vers l’eau courante de la salle de bains, son corps délicat titubant comme s’il boitâssait selon l’expression du coin qui l’a vu naître, comme si le sol se dérobait sous ses pieds et que la belle endormie était obligé d’accélérer le pas pour ne pas perdre l’équilibre. Sa démarche légèrement syncopée lui donne une touche de vulnérabilité émouvante. Une fille de cirque, une acrobate marchant sur le fil du rasoir vers ses premières ablutions. Bouffonne et bouleversante tout à la fois. Devant son bol de café elle ne cause pas tellement, mon amante indolente, et j’aime ses longs silences. Son corps tourne au ralenti jusqu’au shoot de caféine qui ébranle le cervelet. Alors surgit l’épiphanie de son sourire matinal. Avec ses cheveux en bataille coupés à la garçonne, je l’appelle Riquet à la houppe. Sa chemise de nuit dont l’échancrure baille autant qu’elle lui fait les seins de traviole. En kit qu’elle est, ma Béatrice du petit matin.

Texte/Vidéo : Gwen Denieul