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Plantée au milieu d’une nature indomptée (semblait-il à mes yeux de citadine), la maison de Noé – dont le nom paradait sur un tronc de châtaignier à l’orée d’un couloir vert qu’éclairaient à peine les rayons du soleil de mai – la bâtisse en pierre, le mas cévenol en forme de S, me happa tout entière alors que se nouait de mon ventre à ma gorge une appréhension indéfinissable. J’avançai subjuguée à travers le pré en pente, découvrant les détails du lieu : le pigeonnier à l’extrémité de l’aile est, en partie caché par un laurier-sauce haut de quatre mètres, les canisses usées qui protégeaient un semblant de terrasse dallée de pierres de schiste, un grenadier dont le port touffu dévoilait des fleurs couleur de feu à la texture fripée telle du papier crépon (longtemps après, je découvrirai qu’on l’appelait aussi le pommier de Carthage, un clin d’œil du destin sans doute…), les rosiers jaunes, l’eucalyptus aux reflets argentés enveloppant sous ses branches les plus basses un seringat – le jasmin des poètes –, au doux parfum de fleur d’oranger. J’allais vivre ici quinze ans à la découverte de ce que j’étais profondément, baignée dans un environnement chargé de silence et de solitude, livrée aux éléments, aux orages qui claquent dans un ciel sec, aux pluies diluviennes, à la blancheur inopinée des nuits d’hiver épargnant pour un temps trop court l’habitant de tout contact avec l’extérieur, dans ce lieu où la seule injonction qui vaille reste la contemplation. S’il n’y avait pas de hasard dans cette rencontre, c’est que nous avions écumé la région durant un an pour trouver la maison de nos rêves ; s’il y avait un rendez-vous entre la maison de Noé et moi, c’est que celle-ci devait m’apprendre le détachement alors que tout mon univers affectif n’avait été jusque là que liens et dépendance.

Quinze ans… un autre jour de mai, assise dans l’herbe devant la façade, je promenais mes pensées sur chacune de ses fenêtres à l’étage et au rez-de-chaussée. Je devinais chaque pierre de fraidonite, noire sous le ciment, aux joints qui se fissuraient. Toutes les vitres reflétaient le ciel et ses nuages, passants éthérés aux contours inquiets que j’avais traqués assidûment à toutes les saisons. L’ancienne vigne vierge agrippait encore ses ventouses sur le crépi usé, l’ombre projetée de ses vrilles dessinait d’autres fioritures, arabesques mouvantes sous mon regard clignotant. Bientôt l’autre vigne, nouvelle, se hisserait sur ses rameaux, l’enroulerait de sa jeunesse, partagerait avec l’ancienne sa verdeur. Je ne la verrai pas. La fraîcheur de la terre s’infiltrait dans mon corps, le tétanisant par endroits.

A proximité poussait un mûrier noir, mordoré à l’automne avant que ses feuilles ne parsèment délicatement le sol. Le regarder me suffisait. Insensiblement, mes pensées reculaient jusqu’au mûrier de l’enfance, blanc, dont je ne me lassais pas d’enlacer le tronc noueux, de suivre délicatement les méandres de l’écorce. Les souvenirs me ramenaient au cocon que j’avais un jour tenu dans ma paume, rugueux et jaune. Entre chrysalide et papillon. Ou fil de soie ? Quelques décennies plus tard, je me questionnais sur le moment où la dernière Parque le trancherait, déjouant mon instinct de vie, mon optimisme, mes projets. Et j’identifiais enfin l’appréhension ressentie le jour de notre rencontre, que le jour était venu où je réalisai n’avoir parcouru qu’un morceau du chemin sous les auspices de la belle maison et de ses Lares familiers. Tant de bagarres, de retournements, d’acharnement, de volonté, d’hivers, d’étés, cette vie exigeante, ma vie, pour retrouver loin dans le ventre l’aiguillon de la mélancolie. Quinze ans… Ainsi elle me demandait de partir, de la quitter ; elle m’élevait à la hauteur de notre connivence. Les deux cœurs à droite gravés dans la pierre battaient dans le mien. Je répétais sans fin j’avais une maison en Cévennes. Massive comme un vaisseau.

 

Texte et photo : Marlen Sauvage