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pour les cosaques - l'effroi (Caroline Leite)_modifié-1

Je le voyais ferme et indifférent. Il promenait dans la vie, dans la ville, parmi nous, ses courtes boucles, son cou épais, ses larges épaules et ses deux longs yeux cachés sous leurs paupières à demi-baissées, immobiles comme des auvents, de chaque côté du nez droit, de la fente mince de la bouche.

Mais ce jour là, à une heure pour lui inhabituelle, quand je l’ai vu avancer à grands pas, toujours impassible, peut-être pourtant, du moins je l’ai cru ensuite, légèrement, oh très légèrement, tendu, comme concentré sur lui-même jusqu’à en sembler plus massif, solide, comme un bloc en marche vers ce qui pouvait se passer là, un peu plus loin, derrière ce coin de rue d’où dépassaient quelques silhouettes immobiles, regardant on ne voyait quoi, ce jour où je l’ai suivi, emportée par l’élan de son pas souple, curieuse moi aussi de voir la cause de cet attroupement, et me le reprochant, je l’ai vu se détourner, se détourner avec une éloquence, presque une grandiloquence que je ne pensais pas possible, si ce n’est dans la représentation modernisée d’un tragique grec – geste cueilli par un projecteur trouant la nuit d’un théâtre de plein air, quand la distance entre acteurs et spectateurs, la multiplicité des langues aussi comprises par la petite foule estivale assise sur les dalles de pierre, obligent à même outrance, même conventions que celles pratiquées par des mimes ou par les premiers films muets.

Je suis restée un moment le regardant pendant qu’il maintenait sa posture, figé comme un acteur attendant des applaudissements ou soupirs de son public, et, l’admirant, j’ai soudain pensé plutôt kabuki dénaturé, puis me suis avancée vers les rires, les claquements de mains qui brusquement, brièvement, remplaçaient le brouhaha ordinaire au delà du pan de mur, pendant qu’il reculait lentement, et d’abord je n’ai rien vu, que des dos qui se séparaient, s’égaillaient, reprenaient leur marche dans la rue commerciale bruissante de l’activité du samedi après-midi, de part et d’autre d’un tréteau qui nous faisait face, adossé à la vitrine d’un magasin condamné comme il y en a de plus en plus chez nous, tréteau de bois sur lequel était assis, jambes pendantes, un garçon aussi grand que maigre, sanglé dans un petit veston noir trop court, comme l’était le pantalon étroit, enlevant en grimaçant l’épaisse couche blanche de son maquillage, pendant qu’une fille, en longue jupe grise strictement boutonnée et chemise de dentelle blanche ouverte et froissée, regardait en souriant de plaisir ce que contenait le chapeau qu’elle venait de ramasser, et je m’interrogeais sur le spectacle, la pantomime qui avait provoqué cet effroi théâtral quand elle a relevé la tête et crié « tu étais en retard, une fois de plus… ». Un pas dans mon dos, un grand rire, un « c’était encore mieux comme ça », moi les regardant tous les trois, demandant avec un air idiot « c’était quoi ? » et la réponse de la fille « dans deux heures, ici »..

Je suis revenue, ils étaient merveilleusement, ironiquement, mais pas tant, expressifs, mais bon sang ils auraient eu bien besoin de quelqu’un pour leur fournir un canevas moins stupide.

 

Texte : Brigitte Celerier
Image : d’après une sculpture en béton de Caroline Leite