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retention de sommeil

Je vis de siestes et d’insomnies. Le jour n’a ni commencement ni fin. Mon sommeil furtif n’est qu’interruption. À mon réveil, plus rien ne recommence. Ça ne ne fait que continuer. Je ne regarde même plus ma montre. Entretenir mon décalage horaire depuis plus d’une semaine est ma façon de refuser la marche d’une ville que j’échoue à apprivoiser. Je ne rencontre personne, croise seulement quelques visages dans la rue, quand je sors manger aux heures les plus improbables au pied de l’hôtel. Aux autres tables, certains se demandent discrètement si je suis d’ici ou d’ailleurs. Puis ils m’oublient aussitôt leur soupe sous le nez et je deviens le fantôme d’un client parmi d’autres…

Le moindre besoin est devenu une corvée. Je ne me douche même plus. Reste la plupart du temps nu, bois le moins possible pour ne pas pisser… Aujourd’hui, je n’ai encore rien avalé. Le frigidaire est aussi vide que ma pensée. Pas d’autre choix que de sortir si je ne veux pas mourir de faim. Le quán ăn où je m’assois chaque soir est aujourd’hui fermé. Il me faut aller plus loin, chercher une autre table où m’asseoir. Il y en a bien d’autres, beaucoup d’autres même, mais leur caractère nouveau m’inspire la plus grande crainte. Il suffit d’un infime imprévu dans mes habitudes pour que je sois complètement perdu. Mes pas ne mènent nulle part. Marcher dans cette torpeur est insoutenable. J’ai presque envie de pleurer. C’est ridicule mais c’est ainsi. Je cherche une brèche où sauver mes larmes du regard des passants, rentre en douce dans un immeuble mal surveillé et monte discrètement jusqu’au toit pour enfin m’extirper du mouvement effréné de la ville.

La nuit va tomber d’un coup. Sans crépuscule. Je m’accroche à cette dernière demie heure de jour comme à mon reste de raison.

C’est un jour comme un autre, un de ceux dont j’ignore la date. L’air est lourd. Moite. Chaleur oppressante. La ville semble étouffer à l’horizon. Les nuages bas déchirent le pic des tours de verre et de béton. Ils vont et viennent avec le vent comme autant d’étranges créatures accompagnant mon ennui. Mon regard se dissipe avec les nuées avant de se perdre dans le vide. À cet instant précis, je suis absent. Plus que ça même, je suis véritablement réduit à néant.

Soudain un violent courant d’angoisse vient me ressusciter. Je me souviens que j’existe. Il fait noir. Je ne peux dire depuis combien de temps la nuit est tombée. À vrai dire, je ne m’en suis même pas rendu compte. De longues minutes sont passées sans moi. C’est à me demander si parfois ma montre ne me joue pas des tours, traitres aiguilles dorées de mèche avec la mort profitant de mes absences pour soustraire à ma vie un peu de mon temps.

Je m’allonge enfin, ferme les yeux, simulant un sommeil perdu d’avance. J’entends tout, l’écho des pas d’une errance de pauvre, les bribes d’une dispute interrompue par le claquement d’une porte, la plainte aboyée d’un vieux chien qui n’en a plus pour longtemps, le mécanisme de l’ascenseur d’où remontent les rires ivres des voisins rentrant chez eux, les coups d’un balai sur le trottoir d’un resto ouvert la nuit, le bruit du silence des machines, du silence dans le noir, du sommeil des hommes, de la femme qui n’est pas à mes côtés…

La nuit je sens l’homme plus que toute autre chose, ses pieds nus et noirs de crasse, ses traces d’urine et de merde sur les murs que lui même à dresser, ses aisselles puantes et salées auréolant sa vieille chemise de travail, ses dents cariées, pourries d’avoir ri jaune si souvent, alors que la ville se moquait de lui, l’humiliait, l’écrasait comme un cafard. Si je me concentre bien, je peux entendre son désir de vengeance éclater comme un orage dans son ventre. Ils sont combien ici à n’avoir pas pu suivre le mouvement de la ville, à errer dans une ville qu’ils ne reconnaissent plus…

Rien à faire, cette nuit encore, je ne dormirai pas. Je regarde à nouveau à ma fenêtre. Je ne me lasse pas de regarder l’incessante fable d’en bas, celle d’un rat chassé par un chat qui jusque là roupillait sur le rebord de son toit préféré, son coin à lui, à des hauteurs vertigineuses de solitude, peinard, au sommet de la nuit des rues plongées dans le noir. Dans le ciel rayonne le sourire narquois de de lune. Au fond elle peut bien se foutre de moi. Quelle importance ? Dans à peine une poignée heures, elle aura disparu dans la lave du petit matin. J’y jetterai mes yeux injectés de sang, dans l’espoir de dormir un peu.

J’ai l’haleine d’un silence qui a fermenté dans ma bouche toute la nuit. Derrière mes lèvres closes comme un tombeau, ma parole repose en paix. Son odeur de pourriture sèche est celle de tous les mots morts sur le bout de ma langue. Depuis combien de jours n’ai-je pas dit un mot ? J’ai bien balbutié quelques chiffres, essentiellement des prix, pour payer un taxi, acheter une mangue, peut-être aussi un ou deux cám ơn, car malgré ma mauvaise humeur d’insomniaque, je reste un individu bien élevé. Mais mis à part de pauvres banalités, je n’ai eu aucune discussion avec qui que ce soit. Depuis que je suis rentré, mes échanges avec un autre être humain sont limités à deux ou trois phrases, un billet passant d’une main à l’autre, de furtifs regards indifférents, jamais de sourire.

Parler, j’ai oublié à quoi ça servait…

Je m’assois sur le lit défait. Il sent le foutre et la sueur des rêves précédents, ceux dont je ne me souviens plus malgré l’effroi qui règne en moi après chaque réveil. Je ne regarde plus les heures. Elles ne servent qu’à me faire perdre mon temps. Depuis hier ma montre flotte dans les chiottes. Elle n’a pas réussi à passer dans les tuyaux auxquels je la destinais. Le cadran s’est fissuré dans la cuvette. La pisse et l’eau ont arrêté les aiguilles dont j’étais l’esclave. Je ne me sens pas plus libre pour autant.

À ma fenêtre il pleut des cordes à pendre n’importe quel souvenir. Je guette la foudre qui soudain tombe sous mes yeux, me renvoyant à ma condition de personnage. Sa couleur est celle d’une fiction, cette fiction que j’ai voulu quitter en partant à la recherche de mon nom et que je retrouve, des milliers de kilomètres plus loin, à Saigon. Pas de doute, c’est elle derrière la vitre inondée. Et moi, de mon refuge, je regarde la ville avec cet étrange désir qu’elle disparaisse sous le déluge.

L’appartement est sombre. La nuit est déjà tombée. Une fois la porte enfin fermée à clef, je m’efforce de purger en silence le bruit venimeux de la journée passée, rongé par le remord de n’avoir rien dit quand il aurait fallu (malgré la certitude d’être mal entendu ou pris pour un fou) hurler par orgueil n’importe quel mot. Même un râle suffirait… (Jamais je n’aurai dû sortir aujourd’hui.)

Mes yeux se ferment malgré le bruit de fond de mon existence, cette voix dans ma tête qui cherche par tous les moyens à s’arranger avec ma conscience. Sa mauvaise foi n’est jamais à bout d’imagination pour inventer d’improbables issues de secours aux impasses d’un jour qui a mal tourné. Aussi ridicule soit-elle, je ressens autant d’amitié que de honte pour cette voix qui sans relâche cherche à me duper pour sauver ce qu’il reste en moi de vivable.

J’écrirais bien quelques phrases pour une bouchée d’air. Mais je n’en ai pas la force. L’indifférence prend peu à peu le pas sur la nécessité d’écrire. Je suis dans ma chambre comme dans ma pensée : emmuré d’angoisse, à l’asphyxie. Je m’effondre tout habillé sur le lit, impuissant devant l’absence de tout soulagement. Mon corps aujourd’hui ne peut résister plus longtemps. Je tombe de sommeil comme sous les balles de ma propre guerre…

Texte et photo : Anh Mat