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Le train venait de repartir. Mon ombre se découpait sur le quai inondé de soleil. La petite gare semblait déserte, mais quand je me suis dirigée vers le hall, la silhouette d’un homme dissimulé par un pilier s’est mise à bouger. Les vêtements trop amples, le corps effilé et tordu, la démarche raide et saccadée, on aurait dit l’animation d’une sculpture de Giacometti, tirée par des ficelles comme une marionnette. J’avais fait table rase du passé, mais l’Administration était remontée jusqu’à moi, et je n’étais pas arrivée jusqu’ici par hasard… Cette lettre qui était surgie de ma vie antérieure, je l’avais d’abord ignorée, glissée dans un tiroir sans l’avoir décachetée, avec la ferme intention de l’oublier… je me doutais bien qu’elle n’annonçait rien de bon!… J’aurais dû la jeter immédiatement, la Terre n’aurait pas cessé de tourner et le cours de ma vie n’aurait pas pris ou repris cette tournure désastreuse!… Le type portait un sac sur le dos. En m’approchant de lui, j’ai vu ses joues creuses et croisé son regard enfiévré… Je me suis demandé… je me le demande encore, je ne peux pas m’en empêcher, mais à quoi bon?… personne ne peut faire revivre le passé, tout cela est dérisoire et ridicule!… Le tampon de la lettre ne laissait aucun doute, personne d’autre que Lui ne pouvait être à l’origine d’une quelconque nouvelle envoyée de cet endroit… J’ai pensé que je serais de taille… que le temps avait fait son œuvre… que je prendrais connaissance de cette lettre avec toute l’indifférence et le recul nécessaires… Mais on aurait dit que le sol s’effondrait sous mes pieds… ce qui aurait dû être définitivement effacé, oublié, mis hors d’atteinte, faisait brutalement de nouveau irruption dans ma vie comme un coup de tonnerre par une belle journée d’été!… J’ai déchiré la lettre mais il était trop tard, le mal était fait, son contenu avait déclenché en moi une tempête dévastatrice, le pire, cependant, était à venir…

J’avais oublié les traits de son visage émacié, son regard bleu acéré, sa mâchoire anguleuse et son nez en bec d’oiseau de proie, j’avais réussi à tout oublier et je ne voulais pas me souvenir de celui qui avait été au coeur de cette période sinistre de ma vie, mais la photocopie de la carte d’identité jointe au document qui m’était adressé m’obligeait à LE regarder en face!… J’ai repoussé l’échéance, j’ai dit que je ne pouvais pas, que je ne voulais pas, que c’était impossible, que je n’irais en aucun cas, qu’il fallait renoncer à cette rencontre, que je ne me laisserais pas intimider, que je déménagerais, qu’il serait impossible de me retrouver… En descendant sur le quai, ce jour-là, je maîtrisais difficilement la nervosité qui m’agitait, comme si une alarme intérieure m’avertissait de l’imminence d’un danger… le piège qu’IL me tendait allait se refermer sur moi et me briser, mais je n’avais rien vu venir, je m’étais laissée manipuler…

Quand je suis sortie de la gare, l’homme m’a suivie… je sentais son regard perçant à travers mon dos!…J’ai voulu donner le change, je ne me suis pas rendue directement dans le quartier où se dresse le Centre, je suis entrée dans un café… c’est là que j’ai commencé à prendre des notes, sans intention précise… Les trains qui desservent cette localité ne sont pas fréquents et j’étais arrivée bien trop en avance, j’ai consommé plusieurs expressos pour tuer le temps mais, paradoxalement, quand je me suis levée pour me rendre au premier rendez-vous de cette triste journée, je me sentais moins fébrile… dans quelques heures, je serais débarrassée de toute cette histoire que j’avais sûrement montée en épingle!… L’homme, apparemment, ne me suivait plus… J’ai accompli quelques formalités, le Bureau de l’Administration m’a fait signer plusieurs décharges en échange desquelles une femme à l’air revêche m’a remis un paquet de la taille d’une petite valise enveloppé dans du papier kraft… c’était sans doute tout ce qu’il me resterait de Lui!… mais quand je suis ressortie à l’air libre, sur le seuil, juste à mes pieds, j’ai trouvé un autre paquet plus petit sur lequel était inscrit Son nom, comme si quelqu’un venait de le déposer spécialement à mon intention… l’homme au sac à dos?… il n’était pas visible… J’aurais dû retourner dans le Bureau que je venais de quitter pour demander des explications, signaler la filature dont il me semblait avoir fait l’objet, ouvrir devant témoin le paquet ramassé, essayer d’élucider les coïncidences bizarres de ces derniers jours… mais j’avais envie de fuir cet endroit au plus vite, et je n’avais plus de temps à perdre si je voulais être ponctuelle à l’autre rendez-vous…

 

Texte :  Françoise Gérard