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Etait-ce une cave ? Un réduit sous les marches qui menaient à l’étage. On parlait de « petite cave ».  On y entrait en se baissant, la porte en bois aux lattes réunies par un Z plus foncé était taillée en triangle selon la pente de l’escalier. On y entreposait tout un bric-à-brac inutile de chaises pliables au tissu déformé, aux couleurs passées ; de vieux jouets, de caisses, de cageots, d’outils tellement rouillés qu’ils cloquaient par endroits, la rouille se détachant comme une peau déshydratée, par strates ; de journaux empilés noués avec une ficelle jaunie. Un vrai capharnaüm… Mais au milieu de tout cela, une malle métallique bleue, aux fermoirs cadenassés dont nous avions retrouvé la clé après en avoir essayé tant et tant, rassemblées dans un ancien banneton rond à la robe piquetée de moisissures. Notre joie quand le cadenas avait sauté ! Vite, débarrasser la malle de tout ce qui l’encombre – en posant soigneusement ce « tout » dans un coin du réduit – et impatientes de découvrir son contenu, soulever le couvercle dans un grincement accusateur. Nous avions choisi notre moment pour nous retrouver dans la petite cave, celui de la sieste, en début d’après-midi, quand la chaleur insupportable de l’été obligeait grands et petits à se tenir à l’ombre. Pourtant, nous craignions d’être entendues, et le cœur battant, nous laissâmes le temps filer, quelques minutes sans doute seulement, la main devant la bouche. La malle contenait un trésor, nous ne le mesurions pas. Le courrier de mon père à ma mère durant ses longs mois d’absence, quand il partait en manœuvres ou sur le terrain d’une guerre qui ne disait pas son nom. Le jour s’immisçait par une petite lucarne, et il fallait nos yeux d’enfant pour parvenir à déchiffrer l’écriture penchée du Pater. Notre jeu favori fut celui de compter le nombre de « chérie » « amour » « baisers », et nous ne nous préoccupions pas vraiment de ce qui se disait en dehors de ces mots que nous repérions très vite à leur longueur, en pouffant de rire. Puis cela nous lassa, et nous nous préoccupâmes plutôt de récupérer les timbres ornant chaque enveloppe. C’est ce qui signa la preuve de notre intrusion dans l’intimité de nos parents… Nous entassâmes les vignettes colorées dans une jolie boîte rectangulaire, en carton, bleue comme la malle, trouvée dans le local, enterrée quelques semaines plus tard dans la chênaie… Jamais je ne revis les courriers de la malle, des lettres aux feuillets nombreux, parfois une trentaine par missive. Oubliés dans les grands tiroirs bas d’une armoire, ils furent donnés avec elle à une association caritative, trente ans plus tard, à la mort de mon père.

L’autre cave, la vraie, la grande, de la même maison, se trouvait au rez-de-chaussée, sous le balcon, et s’enfonçait dans la profondeur de la bâtisse. Son entrée, un porche de pierre, fermait par un portail en bois à double battants, où l’on faisait jouer une énorme clé noire, longue, que l’on empruntait uniquement pour aller chercher quelques pommes de terre, une bouteille de vin, voire un morceau de fromage rapporté du Nord, un Vieux-Lille à l’odeur ammoniacale ou une boulette d’Avesnes à la jolie robe paprika que Maman refusait obstinément d’entreposer dans la cuisine. L’humidité ambiante exacerbait leur parfum auquel se mêlait celui du salpêtre qui recouvrait la pierre par endroits. Heureusement, cela ne durait que quelques jours, après les vacances estivales et la tournée familiale en Cateau-Cambrésis. Il y avait là l’établi de mon père qu’éclairait une baladeuse, et sa litanie de clés plates, à mollette, de pinces, les marteaux et les masses, la scie égoïne, les boites de clous, de vis, de boulons… Quelques cartons de vin qui une fois vides accueillaient les portées de chatons, où nous découvrîmes un matin la chienne Dolly, en mal de chiots, qui avait forcé les bords et semblait réjouie de ces petites vies éparpillées sur son poil tandis que la mère chatte était partie chasser. Des étagères couvertes de bocaux de toutes tailles pour les pâtés de porc, de lapin au genièvre, les ratatouilles, les légumes du jardin, les confitures, les coulis. Dans un coin de la cave, au plus noir d’un angle, un petit tas de charbon, de grosses boules polies qui noircissaient les mains et qui disparurent après bien des mois où nous vivions là. Etaient-ce les anciens propriétaires qui avaient parlé d’un trésor ? De la date oubliée de la construction de la maison et d’un baron des Adrets auquel la bâtisse aurait appartenu ? Toujours est-il que nous nous avisâmes un jour de creuser la terre battue ! A trois fois deux petites mains, nous nous répartissions le territoire et grattions le sol avec enthousiasme tout en nous racontant des histoires de chevaliers, de templiers, de soldats du roi… Nous incarnions des hommes, d’ailleurs, je me souviens, jamais des princesses ou des reines ! Toujours est-il que nous exhibions de longues heures plus tard – mais rien ne nous pressait, nous étions des monstres de patience – quatre ou cinq pièces de monnaie datant de Louis XVIII et de Napoléon III. Cela suffit à notre bonheur. La cave recélait tout un monde de petits animaux – cloportes, scorpions, iules – que nous n’avions pas eu le désagrément de croiser au cours de nos fouilles. Une fois prévenues de leur présence, aucun trésor n’aurait plus réussi à nous accroupir des heures durant sur le sol froid de la cave.

Une lumière crue découpait la porte de la cave. La lune ce soir envahissait la cuisine jaune citron et déambulait jusqu’à son entrée. Chaque grain de formica des placards, de la table, des chaises brillait d’un éclat astral. Les yeux apprivoisaient l’ombre. Elle était partout. Sur le réfrigérateur dans l’angle du mur, la boîte à musique avait fini par immobiliser la petite danseuse dans une drôle de posture. Hier, je l’avais saisie instinctivement pour cacher mon émotion à l’annonce de la nouvelle, et le dos tourné aux autres, la petite musique avait étouffé mes sanglots. Enfant, je remontais le mécanisme indéfiniment pour en entendre la comptine cristalline, assise à un coin de la table. Elle me disait qu’ils reviendraient me chercher un jour. Sur le mur, un trait de lune renvoyait le sourire un peu béat de la mariée dans son cadre de bois patiné, et il fallait forcer les yeux à distinguer le marié à ses côtés. Dans l’ombre aussi du buffet des années cinquante, ce biscuit coloré rouge et vert d’une jeune femme alanguie qu’un bélier encorne. J’apprendrai par la suite que la sculpture représentait le Vice. Et je chinerai dans une brocante son double couleur chair, sans bélier, représentant la Vertu. Il ne manquait que le tic-tac d’une horloge qui aurait décompté le temps. J’avançais dans le silence de la nuit claire jusqu’à la porte de la cave. L’escalier se tenait toujours derrière. Je me souviens, je ne le descendais jamais seule. J’accompagnais Mémé pour remplir le seau à charbon afin d’alimenter la cuisinière. Mais l’étroitesse de l’escalier obligeait à descendre l’une derrière l’autre et c’était une entreprise risquée pour les petites jambes d’une enfant de trois ans. La main qui s’accrochait au mur ne pouvait pas glisser tant la paroi était humide, écaillée, bosselée, et les marches inégales réclamaient une attention particulière. Mémé m’encourageait de sa voix chantante. J’avais peur, un peu. La lampe en haut de l’escalier n’éclairait plus guère une fois tout en bas… Seule une lucarne diffusait un halo gris pâle, à cette profondeur du sol, je ne sais d’où provenait ce semblant de luminosité. Mémé, elle, se débrouillait bien ! Penchée au-dessus du tas de charbon, elle m’encourageait à attraper les boules noires et à les déposer dans le seau. Je les prenais avec précaution comme si chacune menaçait de se briser durant leur transit du sol au récipient. Comme elle était gentille, Mémé ! Je ne lui apportais aucune aide, elle attendait patiemment que je relève vers elle mon visage réjoui pour juger que j’en avais assez. Alors nous remontions de cette cave étroite où l’on n’y voyait goutte, et j’ignore encore aujourd’hui ce qui pouvait bien s’y entasser en dehors de ce tas de charbon creusé en son sommet comme un cratère de volcan.

 

 

Texte et photo : Marlen Sauvage