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j’aime l’idée de ne plus écrire sur une feuille blanche mais directement à même la peau de la ville. J’écris sur la façade en face, sur les stores tirés. J’entends les voitures, la musique de fond insipide, le chant des oiseaux… J’écoute la ville jusqu’à m’absenter complètement. Je suis à cet instant le bruit de la ville en moi, rien d’autre… de l’homme ne reste que les sens. J’ai déserté ma pensée. Les mots se lèvent comme le vent, soufflent un mouvement sur l’ennui immobile. J’attends d’être foudroyé par un éclair de langue. J’attends que la ville fasse apparaître quelque-chose : une posture, une allure dans la lumière, un reflet…

derrière l’objectif, je reste un pronom qui écrit, le personnage qui erre dans un lieu d’écriture. J’ignore pourquoi je baisse les yeux quand je filme, mes mouvements brusques, la camera qui penche est aussi l’allure de mon personnage, ça évoque peut-être même son caractère, sa pudeur, sa politesse qui masque souvent une profonde lâcheté… l’objectif est sa vision à lui. Son regard toujours hors cadre avance dans l’image comme dans la phrase, sans savoir où je vais, quand je m’en vais marcher, je ne choisis jamais une destination, j’entre dans la ville comme dans un livre ouvert au hasard

siestes partout à toute heure sur le trottoir la ville rêve de rizières s’assoupit nez sous le livre ouvert elle s’endort épuisée sein à l’air, à côté du bébé repu, son front transpire, ses cheveux bouclés sont trempés, la marque du crâne en sueur sur le lit, l’auréole ombrée, l’eau, la vie qui naît chaque seconde sous mon nez, la vie crevée d’ennui en équilibre sur la mob’, entends—la ronfler bouche ouverte après le déjeuner sa casquette posée sur les yeux lovés dans l’écorce elle finit sa nuit sous l’arbre 186 ses pieds dépassent de la vitre visage dans l’ombre sous le masque… la ville se protège des virus, des émanations maléfiques qu’elle recrache, tousse, pisse, chie par le pot d’échappement, par le poumon malade, cancer qu’on devine à la voix nasillarde, presque mécanique, on entend plus de ton, le corps comme un rouage qui parle, un regard qui s’entretient avec le flux

je ne suis pas chez moi, je ne le suis nulle-part (encore moins dans mon pays natal ) je suis un type qui passe et qu’on remarque parce qu’il n’est pas d’ici. Mon anonymat est singulier, plus anonyme encore que n’importe quel autre passant. Ma démarche est fausse. Ma nature manque de naturel. Malgré mes efforts j’échoue à marcher comme n’importe qui. Je ne peux me débarrasser de mon allure de faussaire. Ma présence déroute, j’incarne bien malgré moi l’inattendu. Même les mouches se posent un instant pour me regarder passer

người nước ngoài, en vietnamien, signifie littéralement « individu-des-eaux-étrangères » Rien de plus. L’origine reste vague. Je suis un người nước ngoài. Je ne suis certes pas d’ici… mais pas de trop loin non plus. On fronce les sourcils, incertains, sans pouvoir deviner d’où je viens. On ne peut me rattacher à l’idée d’une culture, d’un pays, ni même d’un continent. Je viens de nulle part et partout à la fois, d’un lieu qui probablement existe dans la masse de tous les lieux du monde. Mon nom est dans la bouche de ceux qui l’ignorent encore. Ma silhouette ? Celle du point d’interrogation qui passe dans les yeux du passant puis disparait dans la foule, sans réponse. La ville, qui ne cessait de m’épier des pieds à la tête, apprend à m’ignorer avec le temps (ou est-ce moi qui ne prête plus attention à elle).

les motos passent dans l’espace de la page, je fais une vidéo, je prends une photo. Je saisis la ville que je dans l’œil de l’autre, l’autre avant tout moi-même, qui peu à peu se démultiplie en nombre de vues, oui, l’autre devient autre, un chiffre, aussi inconnu soit-il. 17 vues, 47 pages, c’est déjà une petite troupe, un léger mouvement de foule dans le silence, quelques pupilles et oreilles susceptibles d’entendre et voir ce que j’écris dans mon tunnel, celui que le lirécrire creuse entre moi et l’autre, ce bout de conduit dans lequel je cris comme par le trou d’une serrure, celle d’une porte fermée sur le lecteur.

la ville est éternel recommencement. Son rythme est bien plus effréné que celui des vagues. Pour la saisir il faut garder le caractère d’apparition de l’écriture, laisser la ville m’écrire, me refaire le portrait, un portrait mouvant, n’éprouvant plus de gêne à dévoiler ses traits. Je rapièce peu à peu mon identité fragmentée pour incarner une sorte de moi, un moi moins hypothétique que par le passé.

La batterie est morte. Il fait très chaud. Mes gouttent de sueur coulent du front à la bouche. Elles ont goût de fiction. La chemise est trempée.
Je continue d’avancer, l’appareil dans le sac, il me semble pourtant que je filme encore, le regard prend des photos, la voix écrit à l’intérieur, et je ne saisis rien. Je suis les phrases mortes avant d’avoir éclos, les instants non volés, les films à monter dans ma tête. Anh Mat n’existe plus qu’en moi. Même la ville n’existe pas sans lui et son outil pour l’inventer.

je ne parle jamais vraiment. Je ne parle vraiment que lorsque je jette ma voix dans le vide, seul à ma fenêtre. Dans ces instants mon identité va et vient, passagère comme un nuage à l’horizon, nuage avec lequel, parfois, pour ne pas étouffer de silence, j’engage la conversation.

la ville écoute ma confidence sans la comprendre. Elle ne comprend pas le français. Mais sa curiosité s’obstine à deviner, au ton et au son de sa voix, ce que le người nước ngoài, adresse au nuage. Ce sont là des intonations dont elle ne peut déceler aucun sentiment. Elle ne saurait dire de quelle nature sont mes paroles, tant la neutralité de la voix semble inhumaine. Puis le nuage passe, ma confidence avec…

toujours il m’a fallu inventer pour comprendre ce que je vis, alors je rêve d’un long récit tissé de la vie des autres, une fiction m’approchant du réel, creusant le réel, un grand roman comme expérience directe de la vie
Gwen Denieul

dans l’espace si restreint qu’était le mien durant l’enfance
les bords de Loire représentaient déjà un ailleurs
à peine 30 kilomètres
Arnaud de La Cotte

 

Texte et vidéo : Anh Mat