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Samuel est mon aîné de cinq ans. Il est né l’année où Bowie se prenait pour Ziggy. Comme beaucoup, il a la nostalgie de ce qui s’est passé avant lui, de ce qu’il n’a pas pu vivre. Depuis l’adolescence, il a la nette sensation d’être arrivé après la bataille. La fin est l’endroit dont nous partons. Cette formule de T.S. Eliot, Samuel l’a faite sienne. On fait partie d’une génération à la fois lucide et impuissante. Je crois que c’est le trop-tard qui nous désarme. On sent bien qu’il n’y a plus grand chose à attendre, que l’essentiel est perdu. Mon ami reste persuadé que la France ne s’est jamais relevée de l’humiliation de la deuxième guerre mondiale. On vit dans un pays rassis, malade de sa mémoire, un pays disqualifié par l’histoire depuis plus de soixante-dix ans. Il aime forcer le trait pour faire briller la noirceur du propos. Il prend alors un ton monocorde à la Debord et une voix légèrement nasillarde. Impossible d’échapper à notre destin étriqué. Sans le savoir, on s’est tous habitués à la défaite. La honte et la rancœur ont survécu jusqu’à nous. Je crois que c’est la détresse secrète qui nous unit. Samuel est un renard. Il tient les propos les plus plombants en gardant son sourire en coin. On ne sait jamais s’il pense tout à fait ce qu’il dit.

Je prends plaisir à compiler ici quelques-unes de ses réflexions sur ces années qui nous ont vus grandir, puis doucement vieillir. J’essaierai de respecter au mieux le style du personnage. J’aime sa façon clinique de planter le décor et de brosser à grands traits les décennies passées : « Au commencement de ces merveilleuses années soixante-dix, l’idéal était placardé sur des affiches. Les publicitaires inventaient l’époque. Vedette mérite votre confiance. Un Mars et ça repart. Perrier c’est fou. On trouve tout à la Samaritaine. A tout instant il se passe quelque chose aux Galeries Lafayette… Il importait que le flux de nouveautés soit permanent. Le monde dans lequel on allait vivre se mettait en place à marche forcée. On enterrait la lutte ouvrière et le surréalisme. Dans le même temps, le pari marxiste, tel qu’il avait été tenté de la Chine à Cuba, échouait lamentablement. Au début des années 80, beaucoup de Français ne croyaient déjà plus en grand-chose, et surtout pas aux promesses d’un avenir meilleur. Les fictions des progressistes les fatiguaient. Les idéologies étaient moribondes, les humanismes en faillite. La société se durcissait et l’avenir rétrécissait à vue d’œil. Il s’agissait pour nous, enfants du capitalisme, nourris de vitesse pure et d’images plus vraies que nature, de commencer alors que ce qui nous aurait fait vivre était en train de disparaître. J’ai fêté mes 8 ans le jour de l’élection de Mitterrand. Avec mes parents, on fait partie de ceux qui sont allés célébrer la victoire à la Bastille. On était au pied de la tribune. Rocard, l’éternel jeune homme nerveux au phrasé précipité, c’est là que je l’ai vu pour la première fois. J’ai le souvenir qu’il s’est lancé dans un long discours à la fois enthousiaste et maladroit. La deuxième gauche attendait son heure… Le temps était à l’orage ce soir-là. Il y a eu d’autres discours et puis des gens ont chanté l’Internationale, en français et aussi en polonais (les parents de Samuel sont tous les deux d’origine polonaise). Maman avait les larmes aux yeux. C’était très beau. Il paraît que même Mitterrand l’a fredonnée cette nuit-là dans la voiture qui l’emmenait rue de Solferino. On est rentrés chez nous sous une pluie battante. Après que mon père m’ait frictionné la tête pour me sécher les cheveux, je me souviens qu’il m’a dit : Sam, il est possible qu’il se passe enfin quelque chose dans ce pays, puis il m’a adressé un sourire de connivence. L’aventure socialiste fut pourtant de courte durée. Après deux ans au pouvoir, toute la gauche « première version » déjà s’effondrait. Le capitalisme libéral était en marche vers son triomphe mondial. C’était une guerre silencieuse. Les forces financières remplaçaient peu à peu les forces politiques. Les fondés de pouvoir du capital gravitaient en nombre autour de l’État. Ils préparaient consciencieusement les cauchemars à venir. There is no alternative, es gibt keine Alternative, il n’y a pas d’alternative : l’expression thatcherienne était répétée dans toutes les langues et à toutes les sauces pour convaincre les peuples que, de ce monde-là, on ne se sort pas. L’enlaidissement de notre environnement devait être vécu comme inéluctable. En moins d’une décennie, l’ultralibéralisme est devenue une névrose à l’échelle de la planète tout entière. Ma mère a bien senti dès le départ que la mondialisation serait loin d’être heureuse, et que beaucoup de monde resterait sur le carreau. Mon père, qui avait pourtant vécu avec ferveur l’extraordinaire effervescence des années 70, lui répondait invariablement : Il va pourtant bien falloir faire avec... De la chute du Mur jusqu’au 11 septembre 2001, les experts officiels nous prédisaient une existence vidée de tout contenu historique. Pour autant le peuple, la lutte des classes, la Commune, la Révolution, les drapeaux rouges, les drapeaux noirs, les barricades jonchées de cadavres, tous ces fantômes allaient revenir nous visiter durant nos années d’apprentissage. On ne se débarrasse pas du passé si facilement.

Texte et vidéo : Gwen Denieul