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Furtif appel de T. : «—I’m pregnant

Tu trembles calmement. Une contradiction remonte du fond de ton ventre. Tu ne saurais la nommer. C’est un état que tu ignores, un sentiment encore inconnu à explorer. Et comme une évidence, annoncer la nouvelle à l’écriture. Avant la famille, les amis, les correspondants. Quel que soit l’évènement, elle est toujours la première adresse. Parce-que sa distance amicale préserve l’intimité nécessaire pour parler au delà de la parole. Une présence nait du silence, une fois qu’on se tait, qu’on écrit vraiment, pas à partir d’un sujet, mais à partir des mots uniquement. Devant une feuille blanche, chaque mot peut mener à une révélation. Le risque de l’acte d’écrire ce journal est ici : ignorer ce qui s’apprête à être révélé. Après coup, souvent, tu as honte. Tu ne peux assumer l’absence de retenue de l’écriture. Sans dignité, elle ne se retient jamais. Tu as le pouvoir de travestir, voire raturer ce qui te compromet. Mais l’intérêt de ce journal, sa seule contrainte, c’est justement son geste, le rédigé-publié. Alors aujourd’hui, suite à ces mots I’m pregnant, où l’écriture va te mener ?

Après avoir raccroché, tu regardes à la fenêtre : la mort est là, à l’horizon, plus présente que d’habitude. Enfanter le mourir, quel désir assassin. Certes, mais quoi de plus humain ? Puis quelque-chose commence à t’enivrer. Ça ressemble à de l’amour. Tu ignorais qu’il était possible d’aimer quelqu’un qui n’existe pas encore. Des larmes montent. Des larmes de quoi ? Des larmes. Du corps qui s’exprime. Rien d’autre. Tu les retiens. Comme si les retenir était soudain nécessaire. Même seul.

Tu es nu. Avant l’appel de T., tu venais de te faire jouir. Ici tu ne crois pas aux coïncidences. Éjaculer à ce moment précis a enfanté ta solitude, ton écriture. Avant même sa naissance, l’enfant existe à présent dans ta langue. Personnage sans genre, sans visage, sans voix, sans nom, sans initiale, rien, rien qu’un étrange amour déjà à la merci du langage

Depuis quelques jours, l’angoisse déferle sur ta solitude, se rue sur ta pensée tel un fauve affamé à qui l’on jette un bout de chair. Tu ne cesses de t’enfoncer dans les affres d’une âme de futur père. L’écriture cherche à remonter à la surface pour une bouffée d’air… En vain. La moindre amorce de phrase est aussitôt interrompue par les aboiements enragés d’une meute de questions. Des questions qui à peine posées réclament leurs réponses. Même quand elles n’ont en pas. Et ne compte plus sur la procrastination : dans moins de sept mois, le temps perdu sera aussi celui de ton enfant.

Tu n’as dormi qu’une poignée d’heures la nuit dernière. Réveillé à l’aube, tu as attendu impatiemment l’heure de travailler. C’est bien la première fois que le travail te sauve. Pendant 2 heures 30, tu n’as pensé à rien d’autre qu’au cours que tu donnais : les verbes « avoir », « aller », « aimer », les adjectifs possessifs singuliers, insister sur le masculin, le féminin… Puis la cloche sonne, il est 11 heures, temps d’aller manger. Sur le chemin, tu retrouves l’angoisse là où tu l’avais abandonnée ce matin. Tu cherches un lieu bruyant, choisis un fast food, juste pour son horrible musique de fond bien trop forte, dans l’espoir que ça couvrira ce qui ne cesse de tourner dans ta tête. Premiers spasmes, douleurs au coeur, vertiges… au bord de l’épuisement. Besoin de sucre.. Tu t’assois. La première gorgée de coca est inutile. Tu es tremblant. Et honteux d’être aussi vulnérable. Tu t’apprêtes à être en première ligne de la vie. Pas seulement de la tienne. Il est grand temps de te redresser. Reprends confiance, ferme les yeux, respire, concentre-toi sur le bonheur de voir une vie venir.

Justement, en voilà une : l’enfant du couple en train de manger silencieusement juste en face de toi. Quel âge-a-t-il ? À peine deux ans. Peut-être moins. Enfin je crois. C’est fou tout de même que tu ne saches même pas reconnaitre l’âge d’un enfant alors que ta femme est enceinte de plus de 2 mois ! Es-tu sûr que tu es prêt ? Est-ce qu’il a existé, un jour, un père prêt à avoir un enfant ? Celui-là a la bougeotte, la bave aux joues, des cris stridents plein la bouche. Il observe de ses grands yeux ouverts en souriant ta triste mine ingurgiter une bouchée de western-bacon sec et dégueulasse. L’enfant ne te prête subitement plus aucune attention, préférant jouer avec son père qui lui parle tout bas. Tu les observes, cherches à te projeter…. sans succès. Être père, tu ne sais toujours pas ce que c’est, tu n’en as pas la moindre idée. La maman te surprend en train de les regarder. Tu baisses les yeux sur tes frites. Ouvres l’ipad. Fais le type occupé. Elle te jette encore quelques regards furtifs. Tu ignores tout de ce qu’elle pense de toi à cet instant même. Tu te dis qu’il est impossible qu’elle puisse t’imaginer comme un futur père. Ton visage est si juvénile.

 Puis la famille se lève, le père se retourne, pose tendrement son enfant dans la poussette. Lui aussi surprend ton regard. Tu ne cherches plus à te cacher. Tu lui souris. Et à ta plus grande surprise, ce grand type d’une cinquantaine d’années à l’air anglais, te sourit à son tour, presque fraternellement.

Le chien que tu n’as pas ne cesse de couiner. Il tourne dans l’appartement, haletant, comme si un crime venait d’être commis.

Depuis que T. est enceinte, deux coccinelles ont trouvé refuge dans votre appartement. Tous les matins, lorsque tu ouvres les rideaux, la lumière du jour dévoilent leurs dépouilles sur la banquette. Tu les ramasses délicatement avant de les jeter par la fenêtre, à la merci du vent. Chaque soir pourtant, elles reviennent, bien vivantes. Ce ne sont pas de nouvelles venues, non, ce sont les mêmes. Tu les reconnais à leur taille, la couleur de leurs élytres : l’une rouge vive est marquée de deux légères taches noires, l’autre plus orangée n’est pas tachée. Comment expliquer leur quotidienne résurrection ? Les coccinelles ont elles aussi leurs secrets : on les appelles les bêtes à bon dieu…Ce surnom est tiré d’une légende : le jour de son exécution publique, un condamné à mort pour meurtre — qui jusque-là ne cessait de clamer son innocence — attendait la tête dans la guillotine de se faire trancher la tête. Une coccinelle se posa sur son cou. Le bourreau agacé tenta de l’enlever mais le coléoptère revint à plusieurs reprises se placer au même. Le roi y vit une intervention divine et décida de gracier l’homme. Quelques jours plus tard, le vrai meurtrier fut retrouvé.

Tu ne peux t’empêcher de penser que votre désir d’enfanter est par nature criminel. Dès sa naissance, votre enfant sera un innocent condamné à mort. Les coccinelles ressuscitent-elles chaque matin pour le sauver de l’existence ?

Regarde: il a déjà des mains pour se battre, et des pieds qui un jour l’emmèneront, loin de toi, seul, au bout de son chemin…

Probablement une fille. Ça reste incertain. Comme son prénom. Emily peut-être. Pour Emily L. Parce-que T. aime particulièrement. Puis facile à prononcer ici. Première rencontre à l’échographie : elle n’arrête pas de bouger, écarte les jambes, tu aperçois sa silhouette de dos, une main, les fesses à nouveau puis la plante des pieds, leur empreinte blanche sur l’écran. On dirait quelqu’un qui s’impatiente à chercher le sommeil dans des draps trop bordés; ou un corps endormi secoué par la teneur d’un rêve en cours. À quoi rêve Emily ? Est-elle somnambule ? Sera-t-elle moins vulnérable que toi dans le noir ? Sauras-tu à l’avenir la sauver de ses cauchemars ? Non, bien-sûr que non. Ta responsabilité de père a ses limites infranchissables. L’existence est si pesante que tu aimerais pouvoir la prévenir là où elle est, qu’elle puisse au moins avoir le choix de naître en connaissance de cause. Naître est aussi beau qu’injuste. Un vers vietnamien te revient : la dette de l’origine reste impayée. Mais qui est endetté ? L’enfant qui doit son existence au désir de ses géniteurs ? Ou bien les parents pour avoir mis au monde un être qui n’avait rien demandé ? Tu espères à l’avenir qu’Emily ne t’en voudra pas d’être née. Elle ne te devra rien. Pas de devoir filial. Elle ne sera même pas obligé de t’aimer. Regarde, elle bouge encore, même sans prénom ni sexe certain, elle existe au delà de notre désir, nos attentes, nos craintes, nos propres mots… Emily existe déjà d’elle-même, seul, sans nous. Même dans le ventre de T., elle fait l’expérience intérieure d’une solitude existentielle qui l’habitera jusqu’à son dernier souffle de vie.

 Le quotidien. Le boulot de prof. Madame se lève pour aller pisser une énième fois. Chaque mouvement est devenu une épreuve. Elle soupire, boite et se plaint d’une douleur ici là en bas sur la gauche. Chaque jour son nouveau mal. Elle passe de la tendresse à la colère la plus intense. Une tasse de thé manque de casser. La foudre s’abat sur mes torts. J’ignore ma faute. Un vent de panique soudain la traverse. L’haleine asséchée par la peur, les nerfs à vifs électrisent sa voix. Je reste silencieux, baisse la tête, sous les salves crachées par son angoisse. Le départ est imminent…

À mi-chemin dans le taxi le silence fait peu à peu redescendre sa colère. Je prends sa main, oublie les mots qu’elle a eu à mon endroit. Je veux être là, à ses côté, bloc calme et apaisé malgré la tempête qui souffle ses premières bourrasques dans le ventre. Je peux faire office de sac de sable si besoin ce soir, je suis capable de tout encaisser, même les coups les plus bas. J’attends dans le couloir, face à un autre mari qui attend aussi. Comment ne pas se reconnaître en lui ? À distance nous partageons la même peur, nous écoutons les battements de coeur derrière la porte avec la même angoisse. Le regard ne voit plus que ce que nous imaginons… toujours le pire, la mort partout qui circule comme une rumeur dans la maternité. Elle refroidit les corps, passe en douce derrière infirmières et médecins qui grignotent, regardent un soap indien à la télé. L’événement pour nous est leur routine. Mettre au monde est un travail comme un autre. Moi j’écris des phrases mortes nées, eux mettent au monde les premiers cris de la vie. Au loin, venus des salles d’accouchement, les hurlements d’un nouveau-né. L’enfant d’un autre ne me fait aucun effet. J’ai peur que les hurlements de ma fille ne me fassent aucun effet. Et si j’étais incapable de l’aimer ? Faudra-t-il que je fasse semblant pour le reste de ma vie ? Peut-être qu’elle ne hurlera pas. Je dis elle mais c’est peut-être un garçon ? Rares sont les erreurs mais ça peut arriver. Au fond qu’importe si c’est un garçon. Il dormira dans un lit rose la première année, puisqu’on l’a déjà acheté… et puis qui dit que le rose est une couleur de fille ? Depuis quand couleurs parfums et goûts ont un sexe ? Face à face avec le médecin, bureau de fortune au milieu du couloir, il nous dit césarienne, grand bébé, petite maman, césarienne recommandée. Madame inquiète à l’idée des ciseaux et du sang demande timidement : — ça fait mal ?

Chambres privatives toutes occupées, reste celle à partager à trois, sans compter les maris, les visites familiales et amis des uns et des autres. Nous sommes déjà plus d’une dizaine dans cette petite pièce, sans compter les nourrissons hurlant le début de leur vie. Sans paravent ni rideau pour un peu d’intimité, nous partagerons tout, absolument tout, ronflements pets pisse et merde au lit. Une vague odeur de chaussettes et de serviette mouillée rend l’air irrespirable. La lumière blanche donne la nausée. Madame et moi nous asseyons dehors mais la chaleur est intenable. On marche dans le couloir. Après explications et petit pourboire, une infirmière croisée par hasard nous ouvre la salle inoccupée du monitoring. Madame retrouve le sourire, seuls dans la chambre, on se serre, parle, rit, on se dit que dans quelques heures nous serons trois, comme si nous étions déjà deux nous qui chacun de notre côté du lit nous sentons si seuls parfois. Madame perd les eaux et le sourire avec. D’elle ne reste plus qu’une grimace de douleur sans larme. Une heure à devoir attendre ainsi. Sa main n’a plus la force de serrer la mienne. Madame s’en va en fauteuil roulant, j’attends devant la pancarte qui m’interdit l’entrée. J’attends que des pleurs s’échappent du couloir. Saurai-je reconnaître tes pleurs, ta voix jamais entendue ? Je ne sais dans quelle salle se trouve Madame. peut-être derrière la porte de droite. Une infirmière sort des sacs pleins de linges sales j’aperçois du sang. Est-ce celui de Madame ou le tien ? Je regarde chaque porte fermée du couloir. Ce n’est plus de l’attente. qu’est-ce que c’est ? Ça prend le ventre, donne envie de vomir. Je sens un cri en moi, comme une faim, la faim de savoir qui tu es, qui je serai devant toi. Serai-je aussi maladroit ? Saurai-je m’occuper de toi ? Comment on prend un bébé dans ses bras ? Je ne sais rien, je ne suis pas prêt…

comment va Madame ? A-t-elle froid le ventre ouvert ? S’est-elle évanouie à la vue du sang ? alors que j’attends la tête tournée vers une porte que je crois être la salle d’opération, j’entends derrière moi mon nom scandé par une voix étrangère. C’est l’infirmière qui pousse un chariot. J’aperçois entre les barreaux ta chevelure. Je suis un tremblement qui ne sait plus ce qu’il fait là, qui ne sait plus et qui ne cherche même plus à savoir. — Alors c’est toi Isabelle ? Mes premiers mots sont en français. C’est venu comme ça. Es-tu déjà en train de me réconcilier avec ma langue maternelle ? L’infirmière dit 3 k 8. L’infirmière dit que tu hurles plus fort que les autres. Je prends une photo, puis on t’emmène aussitôt. J’ouvre à nouveau l’iPad batterie presque vide. Je regarde fixement ta photo. Et j’écris à l’inconnu qui ne m’écrit plus depuis bien longtemps : je viens de rencontrer ma fille

gaucherie des premiers gestes je ne sais pas te prendre dans mes bras la peur me fait trembler tu pleures tu hurles je te fais mal excuse-moi T. est si faible ne peut même pas parler me murmure sans souffle des choses d’une voix si basse qu’il me faut lui faire répéter trois quatre fois ça l’épuise ça m’épuise aussi d’être si épuisant impuissant sous le regard des autres familles des lits alentours qui m’épient des pieds à la tête parce-que je suis étranger ou parce qu’il voit que je suis dépassé oui ils ont tous démasqué mon malaise voient en moi un mauvais père toutes mes craintes sont confirmées dans la chaleur intenable de la chambre que nous partageons le polo trempé de sueur le front ruisselant je porte sur le visage la pâleur de la nuit blanche précédente celle qui t’attendait te voilà tu es née ce matin et à peine quelques heures après je baisse déjà les bras j’abandonne dis à T. ce serait mieux que ta mère soit là elle saura t’aider s’occuper de toi du bébé T. acquiesce et prend peur sait que j’ai raison il suffit de voir mon regard perdu pour savoir qu’être père n’est pas fait pour moi tu hurles à pleins poumons ma défaite au monde entier je pose ton petit corps ta petite tête sur le ventre de ma femme devenue ta mère tu tètes une bonne demie-heure je te regarde et ne fais pas encore partie de ta vie peut être n’en ferais-je jamais partie tu t’endors te réveilles à nouveau et pleures de plus belle T. ne peut plus rien faire elle tombe d’épuisement alors je te reprends dans mes bras nouvelle tentative vaine devant toi comme devant un texte dont je tourne les mots dans tous les sens sans jamais entendre sa voix son chemin je recommence recommencerai jusqu’à trouver l’incipit dont découlera notre histoire je ne peux pas abandonner je vais continuer je dois continuer ta page ne se jette pas à la corbeille tu pleures tu hurles te tord d’inconfort je me lève te berce avec des gestes jamais appris fredonne l’air d’une chanson inventée tout un savoir dont j’ignore l’origine fait soudain son apparition tu te calmes ouvres un oeil et me regardes pour la première fois j’aperçois un visage dans ta pupille noire celui du père que je deviens dans ton regard tu t’endors dans mes bras je suis fier T. me regarde en souriant ferme enfin les yeux apaisée victoire je prends confiance cette confiance que tu me donnes désormais je serai plus fort que ma peur face à tes pleurs face à toi plus rien ne sera jamais comme avant.

cordon tombé ton nombril ne sèche pas s’infecte vire au blanc dégage une odeur de jaune d’oeuf on te toilette tu hurles pètes pisses chies tètes dors on te fait belle pour ta première sortie l’hôpital c’est triste tu transpires on te nettoie le front les plis des jambes et du cou je suis à la merci de ta dépendance ne pense à rien d’autre qu’à ton nombril suintant l’infirmière te mesure te pèse tu hurles pisses pètes chies tètes puis t’endors à nouveau avant de te réveiller au contact froid du stéthoscope stupide le docteur rit dit tes jambes sont plus arquées que celles des enfants normaux à surveiller de près rdv lundi avec le phytothérapeute la sentence tombe comme ça d’un coup soudain la peur que tu ne marches pas tu ne marcheras peut-être jamais cap au pire j’imagine troubles et maladies qui t’affecteront ou t’affectent déjà pourquoi toi pourquoi nous ça y est j’y suis je me souviens il y a trois mois une gorgée de vin proposée à T. quelques gouttes une goutte de vin rouge sur sa langue juste pour le goût avec la viande saignante c’est si bon ça ne risque rien rien rien du tout vraiment te voilà malade ça vient de là c’est sûr tout vient de là l’irritation du nombril la forme des tibias comme deux parenthèses le docteur ne veut pas inquiéter mais je peux deviner derrière son calme apparent la maladie grave qu’il vient de diagnostiquer ton cerveau est-il intact je scrute tes gestes chaque signe devient suspect j’ai honte honte si tu savais un souvenir soudain remonte j’ai 7 ans pas plus à la montagne une journée avec les patients enfants d’un centre psychiatrique le petit aux dents écartées me fait mal en me prenant violemment le bras papa dit n’aie pas peur je ne pleure pas mais j’ai peur devant leur étrange façon de bouger baver crier comme les bêtes d’une humanité dont j’ignorais jusque là le visage auras-tu ce visage finirai-je par avoir peur de toi éprouver du dégoût à te toucher non c’est impossible tu entends impossible qu’importe ce qu’ils diront la façon dont tu grandiras tu seras ma fille « mal formée » « anormale » « démente » mots dont le sens est à vomir en ces temps ignobles même la timidité la tristesse le silence sont devenus symptômes la moindre singularité est répertoriée dans leurs manuels de spécialistes si tu es « mal formée » « anormale » « démente » je le suis aussi pour preuve il m’arrive de me parler la nuit j’entends des voix j’entends un bruit au loin dans ma tête comme le gong d’une pagode qui accompagne chaque seconde de ma vie mes doigts sont de traviole ma verge aussi j’ai 34 ans en fais 20 ne sais combien j’en ferai quand tu liras ces lignes souvent je suis triste sans raison j’ai pensé me suicider j’ai déjà essayé parfois une aiguille transperce mon coeur et je ne peux reprendre mon souffle je me suis un jour de grande solitude lacéré le visage au rasoir bic orange j’ai eu besoin d’effleurer trois fois la poignée de la porte chaque soir pendant dix ans pour pouvoir dormir en paix je me suis longtemps tu par peur de bégayer j’ai donné des coups de tête à mon reflet pour ensuite peindre les éclats de mon visage jonchant le sol j’ai été atteint de mythomanie jusqu’à rêver de mes mensonges je suis même allé un an voir un psychanalyste pour lui mentir à chaque séance j’ai quitté la France pour ne plus jamais parler français pour inventer quelqu’un d’autre dans une langue étrangère ce quelqu’un d’autre est ton père j’ai volé dans des magasins dėfoncé des fenêtres de voitures à coup de Timberland j’ai adoré torturer abeilles et lézards me suis chié dessus à l’âge de douze ans en pleine rue j’ai bu me suis drogué ai craché dans la serviette de bain de mon colocataire par pure méchanceté de temps à autre je regarde droit dans son oeil le soleil durant de longues minutes pour le défier je dis bonjour aux arbres que je connais salue la lune quand je la croise peux m’asseoir des heures quelque part et ne rien faire du tout alors tu sais ma fille je suis à leurs yeux probablement moins normal que les gens normaux ou bien fou bon à consulter je ne sais lequel de leurs confrères mais tu vois je suis là bien vivant aussi étrangement humain que n’importe qui ne pleure plus rassure toi ignore leurs diagnostics ignore mes craintes mes souhaits à ton égard ceux de ta mère aussi tranquillement jour après jour à ton rythme invente à ta façon l’âme et le corps d’Isabelle…

je n’écris plus jusqu’à l’aube tu m’apprends à dormir à des heures raisonnables à composer mon temps sur ton rythme de vie je tombe de sommeil bien vite aujourd’hui les nuits sont à nouveau faites pour rêver cette semaine tous les jours j’ai rêvé lundi d’une jeune blonde oubliée à qui j’ai fait l’amour dans un duvet sur un pont mardi j’ai fait pleurer de honte un ami perdu de vue mercredi je craignais la venue des loups allongé dans une montagne enneigée jeudi le visage d’un marin éclairé à la bougie sur un bateau qui peu à peu disparût dans l’étendue noir-pétrole vendredi une orgie de morts couchés nus dans le parking derrière la R5 rouge de mon père samedi perdu dans une ville inconnue où il me semble pourtant avoir déjà vécu c’est étrange souvent je rêve d’un passé que j’ignore celui de l’être mort à ma naissance c’est à cette vie d’avant la vie que nous t’avons arrachée il y a un mois déjà pardon oui je dis pardon car je me sens coupable le monde dans lequel nous t’avons jetée est si absurde d’une absurdité à ne pas comprendre ce qu’on fait là mais ne t’inquiète pas il te reste du temps avant de tourner en rond dans ta propre tête ton enfance n’a même pas encore commencé tout reste à voir à sentir à écouter à toucher à goûter pour la première fois quelle chance profite l’enfance disparaît si vite une fois grand on l’oublie on ne sait plus rien d’elle ni jouer sagement ni regarder les nuages blancs comme j’aimerais tout désapprendre j’envie ton éveil ta façon de découvrir voix et bruits du monde ton regard riche de non-savoir tu es si belle vierge de toute chose sans parole en sommeil esquissant un sourire pour une raison que toi seule connais en pleurs quand je te réveille subitement alors que tu dors la bouche ouverte sur mon ventre ne m’en veux pas si je pars me réfugier quelques heures loin de ta mère de toi non parce-que je ne vous aime pas juste pour retrouver ma solitude à qui je manque et qui me manque aussi je ne veux pas l’oublier il faut prendre soin de sa solitude sans elle on serait plus seul encore toi à la maison moi à ma table de café la distance ouvre un lien qui dépasse celui de notre sang je m’éloigne pour te parler autrement pas comme un père à son enfant autrement fraternellement d’un humain à un autre ma solitude aujourd’hui s’adresse à la tienne demain un jour prochain peut-être poseras-tu tes yeux sur la voix de ce journal et entendras ce qui me traversait quand tout seul je pensais à toi ce jour là…

déjà âgée d’un mois et une dizaine de jours comment ne pas prendre peur devant les photos de ta naissance ton corps ton visage si différent aujourd’hui je perçois à l’oeil nu ta métamorphose te regarde grandir seconde après seconde le réel plonge dans une dimension fantastique ça passe à la vitesse de ta croissance elle égale presque celle de la lumière pourquoi ne prends-tu pas ton temps avec la vie non je n’ai pas encore oublié la force de l’amour éprouvé la première fois que je t’ai rencontrée dans le couloir de l’hôpital mais c’est déjà devenu un souvenir c’est ainsi ne vis que du passé en train de se faire t’écris pour saisir du présent oui le présent de ta présence qui dort profondément demain au réveil seras-tu déjà une enfant sache que l’enfance est rude ma fille elle détermine notre façon d’habiter le monde de rencontrer les autres je me souviens de la mienne dans chaque recoin obscur des sorcières aux mains crochues derrière chaque ombre passant sur le mur de ma chambre un monstre affamé de garçons dans mon genre petit métis aux yeux bridés j’entends parfois encore mon camarade (jamais je n’oublierai son prénom) chantonner sous le marronier chinetoque chinetoque je lui croque le bras son sang sur les dents je dois écrire vingt fois on ne mord pas ses camarades on ne mord pas ses camarades on ne mord pas ses camarades on ne mord pas ses camarades puis je m’arrête à la seconde ligne car on peut me le faire répéter mille fois Pierre-Adrien n’est pas un camarade non puisqu’il m’insulte il m’a aussi appris comment on se bite oui parfois nous nous bitons derrière les arbres je l’avoue honteusement à papa en pleurant le poing serré sur le chemin du restaurant il rit tente de me rassurer ce n’est pas grave vous essayez juste de comprendre comment on fait les bébés j’acquiesce mâche mon entrecôte comme si rien n’était mais sais au fond de moi qu’il a tort pour la première fois il répond à côté non ça n’a rien avoir avec les bébés je reste seul avec mon angoisse pour les choses sexuelles des mois plus tard dans le lit de maman la confidence encore chaude à l’esprit à la télé un reportage sur une fille violée dans sa propre maison les parents étaient en bas dans le salon ils n’ont rien entendu l’homme est passé par la fenêtre la pauvre son visage floutée pleure en racontant ce qu’on lui a fait on l’a bitée tu pleures avec elle c’est grave ce que tu as fait on va en prison pour ça coupable le désir t’effraie tu pleures de plus belle maman vient à ton chevet tu lui avoues tout elle ne cherche pas à répondre inquiète la main sur ton front elle ne dit rien son mutisme te comprend mieux que les mots de papa elle aussi elle pleure parfois derrière une porte claquée te dénoue les lacets bleus ses larmes s’écrasent sur le cuir vachette de ta petite basket tu dis il est méchant papa maman ne rėpond pas le regard fixe sa tristesse elle t’embrasse laisse la porte entrouverte avant de disparaitre au bout du couloir tu as peur du noir du poster de Charlot de la pénombre à l’entrée de la salle de bain ce soir pas d’histoire de petit ours brun tu cherches du courage en te parlant seul parce qu’on est seul ma fille toujours même enfant seul sur le grand tapis où Gi Joe et playmobil jouent leur vie entre deux piles de pomme d’api seul devant le miroir seul face au tableau noir devant les chiffres les lettres et les cartes du monde seul face à son père sa mère seul avec son ami imaginaire ses copains ses copines seul avec sa cruauté sa honte seul avec son désir seul à chanter à crier seul à se taire seul à ėcrire à peindre à chanter à aimer à trahir à frapper seul avec sa lâcheté son courage ses secrets seul avec son orgueil blessé seul avec sa solitude seul comme je suis seul face aux confidences que je te fais ce soir de mai mon enfance en désordre jaillit d’un jet dans le silence de ton sommeil…

mon angoisse t’a réveillée Isabelle
tu as ouvert le yeux sur mon visage
tu es restée calme et silencieuse
ton regard était différent
il m’a semblé un instant
que tu me comprenais…

… puis nous nous sommes tous deux rendormis..

dans mes bras tu dors je tends ton corps à ta mère ô ciel et terre elle aurait pu tomber c’est de ta faute non de la tienne éternel dialogue de sourds entre deux bouches enragées si ta tête avait percuté le carrelage gris-bitume continuerions-nous à hurler à ton chevet sur ton cadavre encore chaud allongé dans le lit des urgences par chance mes réflexes ont sauvé la vie que ma maladresse allait te retirer vive piqûre de rappel dans le bras du bonheur l’accident est soudain un malheur peut si vite arriver aujourd’hui dans une heure demain à la maison à l’école au parc le vent dans les feuillages fait hurler un arbre vertigineux un copain titille ton orgueil de reine même pas cap si je suis cap et tu trouves le courage de grimper malgré le vertige oses même te suspendre comme un singe parce-que ça fait drôle dans le ventre au fond du sexe tu te balances ris ivre d’un plaisir secret tes chaussures à scratch peu à peu glissent de la branche comment ralentir la cadence à ton âge tu n’as pas la force de te redresser le temps s’arrête puis remonte des images de ta courte vie défilent je t’entends piailler de douleur tel un oisillon tombé de son nid au pied de l’immense frêne à écorce sèche ne bouge pas mon enfant surtout ne bouge pas papa est là seul dans ta chambre à présager du pire durant ta sieste de l’après-midi…

Est-ce que je te fais mal quand je te change, est-ce que tu aimes quand je te donne le bain, est-ce que je te donne assez souvent la main, est-ce que je t’embrasse trop, ou pas assez, est-ce qu’il faut venir à ton secours ou te laisser un peu pleurer, est ce que tu m’excuses d’être parfois fatigué ? est-ce que tu te sens en sécurité quand je te tiens ? est-ce que tu aimes quand je te berce ? est-ce que tu aimes ma voix qui chante, ma voix qui lit des poésies, celles apprises quand j’étais enfant, un poème en particulier, poème appris par coeur pour toujours. Si un jour j’oublie ce poème, si un jour je suis soudain incapable de le réciter, ça voudra dire que toute enfance en moi est morte,

Le poème que je te chuchote à l’oreille tous les soirs pour te calmer, c’est  » l’alphabet  » de Sully Prudhomme, j’ignore tout de l’homme, je n’ai jamais rien lu d’autres de lui, uniquement ce poème

Il gît au fond de quelque armoire,
Ce vieil alphabet tout jauni,
Ma première leçon d’histoire,
Mon premier pas vers l’infini.
 
Toute la genèse y figure ;
Le lion, l’ours et l’éléphant ;
Du monde la grandeur obscure
Y troublait mon âme d’enfant.
 
Sur chaque bête un mot énorme
Et d’un sens toujours inconnu,
Posait l’énigme de sa forme
À mon désespoir ingénu.
 
Ah ! Dans ce long apprentissage
La cause de mes pleurs, c’était
La lettre noire, et non l’image
Où la nature me tentait.

… si je te récite ce poème inachevé, c’est qu’on me l’a appris ainsi à l’école, amputé de quelques vers. Les strophes inconnues me semblent d’ailleurs étrangères au poème. Ce poème s’arrête au vers jusqu’où je l’ai appris, il y a plus de vingt ans. Il me semble plus juste ainsi.

Mon enfance s’éloigne gravement. D’elle plus rien ne me revient, reste juste ce poème et quelques chansons, qui sortent instinctivement de la bouche, je ne sais plus d’où viennent les vers, les airs appris par cœur pour le reste de ma vie, comme un souvenir échappé de ma voix, un bout d’enfance dont il ne reste que la mélodie.

Mon enfance est en moi, partout et nulle part à la fois, elle est encore dans certains gestes, certains airs, mais elle n’a plus produit de souvenirs conscients depuis bien longtemps. Mon visage juvénile ment l’adulte perdu à l’intérieur, mes traits font peut-être mentir la nature, mais pas ma nature personnelle, l’enfance en moi est très loin, au fin fond de l’imaginaire.

Chaque jour est une nouvelle rencontre avec toi, chaque minute te fait grandir, je compte les jours de ta vie, commence à décompter les miens, l’adolescence est morte, je vieillis et tu ravives mon enfance ma fille, oui tu m’apprends à jouet, à toucher, à frapper, un regard sur toi Isabelle, et je désapprends tout ce qui fait de moi un homme, je suis des yeux l’évolution des gestes qui chaque jour deviennent les tiens, je lis tes mouvements, ton corps qui bouge est écriture en cours, écriture de celle que tu deviens, à chaque première fois, tes premiers rires francs, tes premiers cris de joie, tes premiers moments de solitude, seule sur le tapis de jeu, tes premiers rêves agités, ton premier rhume, ta première fièvre, tes premiers silences, ton premier regard à la fenêtre, ton premier geste violent, ta première caresse, ta première blague, ta première façon de mentir en pleurant, ta première façon de dire non en t’étirant le corps d’un râle plaintif, comme pour dire que tu étouffes, comme pour dire laissez-moi la place d’exister, tes premiers souvenirs Isabelle, tu te souviens de moi désormais, quand je rentre à la maison, tu me reconnais quand je rentre du travail, tu me souris, parce-qu’on se connait mieux depuis quelques temps, un peu mieux, on reste encore un peu étranger l’un à l’autre, cette distance ne me déplaît pas, nous en avons peut-être même grandement besoin, pour continuer à nous rencontrer.

J’apprends tant à te regarder Isabelle… depuis que tu es née, tu redéfinis mon regard sur les êtres. Hier je te regarder attentivement bougé. Et c’était comme si je voyais bougeais l’espèce pour la première fois.

Ça devient répétitif, cette routine de pas menant aux mêmes quartiers, dans la même rue, le même couloir, le même salon de thé, il va falloir que je remue pour toi ma fille que je me batte bien plus que ça, il ne faut pas que j’abandonne si facilement ma foi en l’autre, tout simplement parce qu’aujourd’hui, l’autre c’est toi,

tu es la seule ombre dont je reconnais visage…

Je sais désormais à la façon dont tu geins, ce que tu réclames, on commence à être dans le langage tous les deux, on se lèche comme des fauves, on se caresse, je t’embrasse, tu mordilles, récemment tu as compris comment par la voix interpeller l’autre directement, tu m’as appelé aujourd’hui, tu as crié « ba » en me regardant. C’est la première fois que tu m’interpelles. Ton « babababa » était encore vague jusque-là. Mais aujourd’hui, devant la porte, avant que je ne parte travailler, tu m’as lancé au visage « Ba ! » Autoritaire, aussi beau qu’effrayant. Et pour la première fois, je me suis reconnu dans ta bouche ma fille.

 

Texte et photo : Anh Mat