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Insomnie à Saigon-2

treize heures de vols à l’envers. C’était prévu ainsi. Pas d’aller sans retour. Je me l’étais promis. Revenir avant que l’été se termine… en pleine saison des pluies. AF 258. Les hublots sont fermés. Je ne sais plus s’il fait jour ou nuit là où nous sommes. Où sommes-nous ? Je ne veux pas le savoir. Je ne jetterai pas un oeil sur cette carte du monde qui à chaque nom traversé éveille en moi les images d’une guerre… Je reviens comme je suis parti : anonyme. J’étais venu à la recherche d’un nom, le mien. Autant m’avouer qu’après ces deux mois en France, je me sens plus que jamais étranger à moi-même et à mon pays. À sa langue. Oui. Je suis ici malade de la parole. Je ne sais plus parler. À force de vivre ailleurs, j’ai fini par devenir un infirme de la « communication ». Même les échanges les plus anodins sont source d’angoisse irrémédiable. L’hôtesse s’approche. Elle s’apprête à me demander ce que je désire boire. Et je ne sais pourquoi mais lui adresser la parole, même pour un verre de champagne, me terrifie. Elle n’y est pour rien. C’est moi. C’est ma parole qui depuis près de dix ans aujourd’hui ne me représente plus du tout, chaque fois que j’entends ma voix, je sais que ce n’est pas la mienne. Et cela me gène et m’épuise. Je ne sais plus dire « Je ». J’ai retrouvé la nuit de Saigon là où je l’avais laissée, à ma fenêtre, elle était là, grouillante et constellée d’ampoules blanches et jaunes. Je regarde ce puzzle de maisons et d’immeubles, des silhouettes passent et disparaissent comme des mirages à leurs fenêtres allumées me renvoyant à ma solitude… extrême. Entre l’ivresse des tables en bas et les chants des karaokés, je fixe la trainée lumineuse des phares jaunes, rouges, ils tracent le mouvement de la ville qui finit par s’épuiser. La nuit devient noire et fantomatique. Les lumières de la ville comme un ciel étoilé. Le ciel est orageux. Ça gronde tout près. Je lève la tête un long moment et surprends un éclair. Le flash éblouissant retire la nuit de sa fiction pour révéler un instant l’envers de son décor : une ville blanche de peur. Puis le noir retombe aussitôt, comme un rideau sur une vérité de quelques dixièmes de seconde. De quel Dieu suis-je le pantin ? Les chats miaulent comme des nourrissons qu’on étrangle. La nuit est désormais calme, bien trop calme pour ne pas être suspecte. Ils allaient probablement s’entretuer quand un cri strident suivi d’un bruit de moteur trafiqué viola sauvagement le silence. Probablement un vol à l’arraché. Ou bien juste la rencontre de deux bruits avec lesquels je m’invente une histoire, histoire de faire quelque chose avec le vide et la fatigue de ce foutu décalage horaire. Plus j’avance dans ces nuits blanches, plus les mots s’absentent. Le langage s’assèche à mesure que les cernes gonflent. Sans écrire, ni dormir, quel substitut au rêve ? Où trouver un récit dans cette ville déserte ? L’église au loin sonne une heure que je ne reconnais pas. Il fait déjà plus jour que nuit. Je le vois à l’oeil nu se lever. Le chant des coqs se répondent d’une maison à l’autre comme s’ils conversaient. Que peuvent-ils se dire ? Se hurlent-ils des menaces de mort? Peut-être s’insultent-ils pour se provoquer, deux heures avant le combat. Je les imagine la posture fière, le bec saillant, le plumage flamboyant châtain noir tâché de blanc qui déploie ses ailes avant d’attaquer. Il y a des nuits où les mises sont si importantes que les parieurs ne peuvent se décider d’arrêter à temps. Beaucoup de coqs y sont restés, le regard fixé, la crête au sol, morts au combat. À 6 heures 16 du matin. À la minute même où j’attendais le sommeil, vue sur le jour baillant dans la brume. Il s’étire, se réveille doucement, dévoile mon visage l’air de dire : tu t’es réveillé avant moi ? Il m’invite à aller marcher. Le ciel dans les flaques. À peine quelques regards curieux sur moi. Un petit creux m’arrête là, sur une table en plastique bleue. Je grignote. Regarde à à peine autour de moi. C’est combien ? Voilà. Continue de marcher. Ne t’arrête pas. Épuise toi. Marche comme un enfant va là où son jeu le mène. Prends cette ruelle. Rencontre ce marché comme dans un rêve. Avec ses incohérences. Ses surprises. Ses doutes. Ses échappées à toute logique. Foutue logique. Enfin. Marche. Marche et endors toi. Dors jusqu’à 18 heures. Et recommence. Encore. Regarde la nuit mourir. Et meurs de ne pas dormir…

 

Texte et photo : Anh Mat

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