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Maria

J’avais envie de croire que Martine et Bob coulaient des jours heureux ensemble dans un pays de l’Orient lointain, à l’abri des prédateurs, des malfaisants et des oiseaux de mauvais augure en tous genres… j’avais envie de croire aux contes de fées de mon enfance, pour eux, pour moi et pour les autres… j’avais envie de neutraliser le cauchemar du monde réel, les nouvelles insupportables qui nous en parviennent, le sentiment de passer sa vie dans la déploration ou l’appréhension d’une catastrophe… mais cette nuit-là, j’ai découvert que Martine était désespérément seule… Bob avait disparu, il n’avait plus donné signe de vie depuis plusieurs mois…

Traverser l’Espagne de Franco quand on n’avait pas la physionomie d’un ou d’une touriste sans histoire faisait courir le risque d’être arrêté(e) pour un oui ou pour un non. Bob croupissait peut-être dans une geôle espagnole?… Cette nuit-là, Martine avait l’intention de parcourir l’Espagne à la recherche d’indices qui la mettraient sur une piste. Si son enquête ne donnait rien, elle se rendrait ensuite au Maroc où elle tenterait d’entrer en contact avec la famille de Mohamed, alias Bob…

Je suis partie à leur recherche l’été suivant. Je me déplaçais en stop ou à vélo que des routiers sympas acceptaient d’embarquer dans leur camion, et je dormais n’importe où enroulée dans mon duvet. Je passais parfois la nuit chez des gens au hasard des rencontres, ou dans des communautés qui se trouvaient sur ma route. Je parlais de mes amis, il arrivait que l’on me dise les avoir aperçus, les descriptions concordaient… Je laissais mon nom et mon adresse, on promettait de se donner des nouvelles… Et c’est ainsi qu’un jour, bien plus tard, je reçus une boîte en fer blanc qui contenait quelques photos, des lettres et un cahier que Martine avait confiés en dépôt à un couple qui l’avait hébergée…

Sur la foi des premières informations que j’avais recueillies cet été-là – Martine semblait chercher à gagner un peu d’argent sur les plages en vendant des babioles aux touristes – j’avais d’abord suivi le littoral, de Barcelone à Valence, puis de Valence à Gibraltar… Hélas, j’avais dû me résigner à remonter vers les Pyrénées sans avoir recueilli d’éléments déterminants. J’espérais que Martine ait enfin retrouvé Bob, que tous deux soient hors de danger en France, au Maroc ou n’importe où ailleurs, mais je ne parvenais pas à m’en persuader, car je pensais qu’elle aurait trouvé le moyen de me le faire savoir… L’été finissant me dérobait l’espoir de rejoindre rapidement mon amie comme je l’avais projeté au début de mon voyage… Je suis arrivée à Madrid dans un état de profonde tristesse…

José, un contact, me conduisit chez une vieille femme qui vivait dans une cabane située, avec quelques autres, sur un terrain vague, entre une bretelle d’autoroute et une voie ferrée, non loin d’une décharge. Les traits dévastés de son visage manifestaient une profonde humanité. Elle était infiniment respectée pour sa sagesse et les services rendus, on venait de loin lui demander conseil, et comme il lui était déjà arrivé de prendre sous son aile des jeunes de passage un peu perdus, je lui avais montré des photos de Bob et de Martine…

J’ai partagé sa vie pendant plusieurs semaines. J’ai ramassé des brindilles de bois pour allumer le feu, je suis allée remplir des jerricanes d’eau sur une aire de l’autoroute voisine, j’ai partagé les repas généreux de Maria, je me suis apaisée auprès d’elle… La nuit, nous contemplions ensemble le ciel. Elle lisait ou faisait semblant de lire dans les étoiles. De son coeur durement éprouvé et de son vieux corps fatigué et usé jaillissaient pourtant en feu d’artifice de grandes gerbes d’espoir. Je ne souhaitais plus repartir. Je ne souhaitais plus rien, sinon vivre ainsi le restant de mes jours… Il me semblait que j’avais déjà fait le tour de la vie et je me sentais bien plus vieille que Maria… Sa gaieté, son énergie, faisaient pièce à la désespérance latente qui guettait mes défaillances comme un serpent venimeux prêt à mordre. Elle me faisait consommer un peu de vin en m’expliquant l’importance de garder le contrôle de soi-même, me mettait en garde contre l’excès de tristesse qui agissait comme un alcool trop fort ou une drogue, m’expliquait que je risquais de perdre la raison si j’obstruais en moi toutes les sources de lumière… je buvais ses paroles en découvrant à quel point j’avais soif de cette eau rafraîchissante qui coulait de ses lèvres abîmées…

Maria paraissait me comprendre à demi-mots et respectait mes silences. Elle n’attendait rien de moi, je n’attendais rien d’elle, sinon le partage gratuit de nos tristesses et du pain de la vie… Un jour, elle m’a annoncé avec des étincelles dans les yeux que Bob avait été vu à Madrid et que je pourrais rencontrer un gardien de prison qui l’avait reconnu sur la photo que j’avais fait circuler. Il avait été incarcéré, comme l’avait supposé Martine, sous le coup de plusieurs chefs d’inculpation: étranger sans papier, usage ou transport de stupéfiants, menace pour le régime. Mon informateur ignorait si Bob était encore en prison, il tâcherait de se renseigner. Il n’avait jamais rencontré Martine ni entendu parler d’elle, mais je tenais enfin une piste solide. Il fallait conjuguer nos efforts, demander de l’aide, dérouler la pelote, suivre le fil, l’enquête mènerait forcément quelque part… Alors, je me suis rendue au consulat de France où, faute d’obtenir un rendez-vous au plus haut niveau, j’ai confié le sort de mes amis à la machine bureaucratique chargée de protéger les citoyens français (c’était au moins le cas de Martine) à l’étranger, j’ai rempli des papiers, déposé un dossier… et commencé à attendre en reprenant espoir…

à suivre, demain

Texte : Françoise Gérard