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I would prefer not to

J’étais tentée par l’humanitaire. J’avais la vague intention de me rendre prochainement au Sénégal, mais ce projet entrait en contradiction avec d’autres, dont celui de retrouver Martine et de la rejoindre sur les routes. J’avais aussi le goût d’écrire. Or, je constatais que les mots qui remontaient du plus profond de moi-même étaient tous teintés de noir… et je doutais de cette vocation à noircir des pages… Je doutais de tout. Je me sentais désabusée et je n’avais aucune confiance en moi. Ma seule ambition quotidienne était de garder la tête hors de l’eau. Malgré mon pessimisme, je restais convaincue que le suicide était le signe d’un immense échec, un gâchis sans nom… Une sorte de vertige m’y faisait pourtant penser sans arrêt et me rendait ainsi fidèle à la mémoire de mes camarades et ami-e-s disparu-e-s de cette façon…

Les crocs de la réalité ou ses griffes acérées avaient déjà mis en lambeaux l’étoffe de mon âme. Je ne savais pas comment la raccommoder, les trop grandes déchirures auraient sans doute découragé plus d’une habile couturière… Mais il m’était impossible de jeter la vieille étoffe, elle me collait à la peau comme la tunique de Nessus. Une ancienne camarade de lycée avec laquelle j’avais gardé des liens distendus voyait la vie sous l’angle d’une succession d’expériences, comme autant de pommes à croquer ou de gâteaux à savourer. Elle me donnait l’impression enviable de pouvoir pianoter sur toute la gamme de l’existence, d’avoir la capacité et le désir d’en jouer toutes les partitions. Cette approche m’était, hélas, radicalement refusée. J’avais, bien malgré moi, une vision tragique ou wagnérienne de l’existence humaine. Pourquoi? Ma vie se déroulerait sous la forme d’un lancinant, d’un interminable point d’interrogation. Les galons improbables que j’avais obtenus pendant mon parcours scolaire puis universitaire ne me seraient d’aucun secours, pas plus que la vie simple que j’avais menée, enfant, chez mes parents. Martine et tous ses amis me pressaient de les rejoindre sur les routes avant qu’il ne soit trop tard, mais je ne sentais pas se lever en moi la force du départ. Martine avait fait un choix que je ne pouvais pas reprendre à mon compte parce que je n’avais plus de choix possible. J’étais dans la position quasi intenable d’un Bartleby, « I would prefer not to »… Je ne préférais rien, ni dans ma vie personnelle ni dans ma vie sociale, ou plus exactement, ce que j’aurais préféré pour la vie tout court avait basculé dans l’ordre de l’inaccessible, comme un rêve ou une utopie d’enfant inconsolable…

 

Texte : Françoise Gérard