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sente

Voici un chemin, des pierres et au milieu la bande verte de l’herbe. Je suis la parallèle d’une empreinte de char. Je ne peux être sur les deux à la fois. Je dois choisir l’une d’elle et l’autre ne me rejoindra jamais.

Je foule l’herbe centrale, me dis que ce sera une route semblable pour moi, ni la marque d’une roue ni la marque de l’autre. C’est une herbe sale, boueuse. Une herbe qui a essuyé les sabots des vaches. J’avance. Parce qu’il y a la rivière qui coule pas loin, parce qu’il y a un pont. Parce que la seule chose qui compte c’est d’avancer et de laisser derrière chaque image.

Je vois. Il marche là-bas, devant. Son pas qui est cassé, qui frotte les pierres. Le chien. Cette lenteur épuisante d’un grand silence. Il ne dit rien quand il se promène, pourtant ce n’est pas ce mutisme pesant que je ressens. C’est le calme du lieu. Comme si tous les mots tombaient à jamais dans ce cirque de molasse et qu’il suffisait d’errer ici pour que l’âme se vide et l’air vous balaie.

Je l’imagine cent mètres devant moi, sans risque de l’atteindre, sans danger. Il ne se retourne pas. Je l’imagine sur ce chemin qu’il a emprunté sans aucun doute, toujours seul. Je le laisse avancer sans moi. Je ralentis s’il s’arrête, j’accélère si je le perds de vue. Et puis je remonte le parcours comme un film, je déroule mes pas jusqu’à son dos de jeans blancs. Je me tiens très près. Je sens son odeur. Celle d’un tabac sec et bon marché, l’écœurement de cette lie qui imprègne sa chemise. Je pose ma main sur son épaule, presque. Et j’entends ce murmure du souffle qui siffle entre ses dents, cette respiration toujours émue. J’écoute le vent de ce corps trop lourd, qui parle qui chuinte qui bruisse du secret que je ne saurai jamais.

Je me tiens à ses côtés. Il ignore combien je le manipule et je l’observe. Il ignore que je suis aux aguets même quand il est ailleurs, loin. Je suis là dans son pas. Je sens les mêmes aubépines, l’acide odeur des saules. Je frôle de sa propre main les arbustes bordiers. Et parfois quand il soupire, je sens mon thorax peser et mon inquiétude brûler. Je lui demande

  • As-tu des soucis?

Il ne répond pas. Mais le son éraillé de sa voix percute mon cœur et je me détourne honteuse. Je me retrouve seule sur le chemin des bêtes. Des gens passent. Ils parlent doucement. C’est vrai dans cette image, j’ai l’impression de la confidence, nécessaire, indispensable et si naturelle. Dans cette image, la parole sécrète.

Texte : Anna Jouy