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5 ponce pilate.

ponce pilate

Je longe d’un pas pressé les murs du boulevard qui, aussi long qu’il est, doit bien s’arrêter quelque part. Il doit bien y avoir, tout au bout, les berges d’un fleuve prêtes à accueillir un assassin. Je ne risque pas d’y croiser grand monde si ce n’est quelques clochards somnolant dans une ivresse telle que rien ne les surprendrait. Mais je crains tout de même qu’il suffise d’un regard sur l’état abominable de la charogne du chien, qui plus est dans mes bras, pour les faire redescendre à la seconde de leur haut taux d’alcoolémie. Il est donc préférable que je m’en sépare. Je rejette aussitôt l’idée de le jeter dans une benne à ordure : un éboueur pourrait tomber dessus et le signaler aux agents de police enquêtant probablement déjà sur le meurtre canin. Ils auraient là une preuve irréfutable contre moi et de là commencerait une cavale qui m’épuise déjà rien que d’y penser. Je décide alors de l’enterrer. Pas de pelle à disposition. Il ne me reste plus que les mains pour creuser. Alors je creuse, à bout de souffle, haletant, comme si mon sort en dépendait. Je creuse avec tant d’énergie que certains doigts en perdent leurs ongles, et ceux restés accrochés, difformes et gorgés de boue, n’ont plus rien d’humain si ce n’est le mal de chien qu’ils me procurent. Le trou est assez profond je crois.

Je m’assois au bord du fleuve pour m’y laver les mains. En plongeant mes premières phalanges, je croise le reflet d’un visage dans l’eau. Mes doigts ont quelque peu jeté le trouble et il me faut attendre que l’eau retrouve son calme pour enfin découvrir le visage sous ses bonnes proportions. Je me penche pour mieux le voir. Je découvre un visage sans âge. Les joues rondes pourraient être celles d’un enfant, mais elles contrastent avec le front qui lui, semble marqué de profondes rides, même s’il m’est difficile de les distinguer avec certitude. Les oreilles, elles, sont plutôt pointues comme à l’affût du moindre bruit qui court. Les sourcils sont bien fournis pour sûr et même un peu en bataille, ce qui ajoute au regard un air étonné, surpris, ahuri, joyeux, mais d’une joie un peu stupide, un peu niaise, un peu triste aussi. Je tente de deviner la couleur des yeux, mais le reflet dans l’eau est trompeur à ce sujet. Je remarque surtout le volume considérable des cernes. Pas étonnant vu la fatigue et la fièvre que je traîne. J’essaie tout de même d’esquisser un sourire, mais le sourire ne semble pas fait pour ce visage, il sonne faux si je peux dire ainsi. Je remarque des gerçures sur les lèvres. Peut-être à cause du froid et du vent. Je passe la langue sur les crevasses sèches. Ce doit être en fait l’usure de ne pas beaucoup m’en servir, de ne pas beaucoup parler. C’est vrai que je n’ai pas dit un mot. Depuis combien de temps déjà ? En ai-je une fois dit un ? A-t-il au moins été entendu ? Que disait-il ? Rien ? Était-il destiné à ne rien dire ?

C’est désormais certain, ce visage m’est étranger. Je tente de m’y reconnaître en fronçant les sourcils, en souriant à nouveau, en prenant un air triste, mais aucune grimace ne ravive un semblant de mémoire. Au contraire, plus j’essaie de faire vivre ce visage, plus je m’y perds. Alors j’essaie de retrouver dans l’eau l’air que j’avais quand la fenêtre était mal fermée, l’air que j’avais apeuré par ma propre jambe, l’air que j’avais avant de basculer, l’air que j’avais en regardant le jour sombrer, l’air que j’avais en déféquant au pied du frêne, l’air que j’avais en cherchant mon nom sur les boîtes aux lettres, l’air que j’avais en observant les bouches s’ouvrir et se refermer, l’air que j’avais quand le clébard me regardait avant que je ne le tue, l’air que j’avais quand je l’ai tué… et c’est en ne retrouvant rien de cela que le visage disparut dans l’eau avec l’air d’un déjà vu.

 

Texte : Anh Mat
Dessin : Anna Jouy