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4 chien et loup

chien et loup

J’entends des pas se diriger vers moi en trottinant. Je préfère ne pas relever la tête de peur des représailles. Mais qui peut bien s’approcher ? Les pas viennent de derrière. Un pickpocket peut-être ? Si c’est le cas, je ne risque pas grand-chose, je n’ai pas un sou ! Et puis quel pickpocket assez idiot vendrait braquer un type sapé d’un pyjama et d’une robe de chambre ? Il suffit de me voir, même de dos, pour savoir qu’il n’y a là rien à gagner. S’agirait-il plutôt d’une personne qui m’aurait reconnu ? La coïncidence que le premier venu me reconnaisse est trop improbable pour y croire et puis j’ai encore le visage dans les mains; même physionomiste, ça lui aurait été difficile. Qui d’autre alors ? Un des fiévreux dont il était question dans le journal, un de ceux que l’épidémie n’a pas épargnés ? Qui que ce soit, je ne peux plus fuir, les pas sont déjà trop proches. Ils ralentissent à présent et se mettent même à tourner autour de moi. L’individu en question a dû s’accroupir à mon niveau et même un peu courir pour venir jusqu’ici, car je peux entendre distinctement le souffle qu’il reprend à grande bouchée d’air. Il aurait pu me secouer l’épaule et m’interpeller, mais il doit être aussi craintif que moi. Peut-être attend-il que je relève la tête pour m’adresser la parole ? De toute façon, je vais devoir la relever si je ne veux éveiller en lui aucun soupçon. Il pourrait croire que je suis en train de faire un malaise et appeler les urgences ou je ne sais qui, et dans l’état où je me trouve, mieux vaut ne compter que sur moi-même, même si je ne suis personne. Reste prudent me dis-je.

En relevant la tête, je découvre un chien qui me zieute l’air tranquille. De quelle race est-il ? Ça doit être un berger, un berger croisé à je ne sais quoi sur qui l’errance a déteint au fil des années. Il doit pourtant être assez jeune, ça se voit à la vivacité de son regard. Il ne semble en rien surpris de me voir assis là par terre, sur un des trottoirs du quartier. C’est à croire qu’il m’a déjà vu par ici, qu’il me connaît. Il se met à me renifler doucement de sa truffe humide, à me lécher la main, puis tout à fait à son aise, se blottit même contre mes jambes comme pour me réchauffer, me rassurer après un mauvais rêve. Ses attentions me paraissent de prime abord innocentes. Sa bienveillance devrait m’apaiser, mais j’en suis au contraire gêné, décontenancé. Malgré moi mes membres se crispent au contact de sa tendresse. À ses côtés, je suis désormais tout à fait mal à l’aise. Plus que ça même. Contre ce chien monte en moi une véritable défiance. Je ne peux croire à la gratuité de son affection soudaine, alors je me demande, quel est son prix ? Que veut-il de moi pour être aussi gentil ? Ses égards sont tels qu’ils m’effraient tant la peur de ne pouvoir les payer me reste en travers de la gorge. Devant lui comme mis en demeure de lui répondre, et ne sachant toujours pas ce qu’il demande, je cherche en moi quelque chose à lui rendre. Je ne trouve au fond de mon ventre qu’une immense colère, colère profonde, ancienne, macérant depuis toujours dans un coin à l’intérieur. J’ignore son origine. Elle est à cet instant la chose la plus précieuse que je possède. Alors qu’il me regarde en penchant la tête comme attendant un geste de ma part, ma fièvre à son paroxysme réveille d’un coup de sang le volcan nerveux qui sommeillait en moi jusque-là. Je lui crache dessus la lave de ma colère, le roue de coups du thorax à la queue. L’attaque est d’une violence extrême tant le ressentiment qui l’habite est brûlant. Plus rien ne peut m’arrêter. Quelques minutes après, il ne reste de la bête que des couinements stridents hurlant la douleur, douleur qui ne saura se taire qu’une fois morte. Qu’importe ! Je continue. Et à mesure de cogner ce chien, je suis maintenant persuadé de retrouver un peu de ma nature.

Le calme me reprend devant l’animal agonisant à mes pieds. Il tremble par à-coups et son halètement tout d’abord très vif peu à peu décélère. Les couinements, maintenant timides, commencent eux aussi à renoncer. Que ça peut être long quelques secondes ! Rien de son corps n’est pas étalé sur le sol, chaque membre est désarticulé, tous les poils de son flanc ne peuvent éponger du sol cette immense flaque d’un ténébreux bordeaux. Je suis surtout saisi par ses yeux encore brillants qui résignés se perdent dans le vide de leur regard. Ça y est, c’est fait. Il ne voit désormais plus rien. La lune, elle, ne sourit plus du tout.

Texte : Anh Mat
Dessin : Anna Jouy