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serrure

Il faut à tout prix que je rentre. C’est de ma santé dont il est question. De quelle porte suis-je sorti ? De quelle couleur était-elle ? Possédait-elle un signe qui me permettrait de la distinguer des autres ? Un signe de quelle forme ? Le cercle d’un oeil de boeuf ? Une croix ? Un tag ? Ça ne me revient pas. Je devrais me concentrer sur les noms… Oui, lire les noms sur les boîtes aux lettres. Le mien me reviendra peut-être…

Be… na… li… el…
Benaliel… pourquoi pas ? J’aurais quand même eu une sacrée veine de tomber sur mon nom à la première étiquette. Je ne me sens pas être une personne particulièrement chanceuse. La serrure me confirme cette intuition : ma clé n’y rentre pas. Essayons donc celui-là : N… gu… yen…
Monsieur Nguyen… serais-je vietnamien ? Ça se verrait si j’l’étais ! Encore que j’ignore ce que le nom de Nguyen donne sur ma gueule ne sachant même pas à quoi je ressemble et qu’il n’y a rien par ici qui pourrait faire office de miroir. Et puis il suffirait que je sois métis pour ne même pas pouvoir déceler avec certitude les origines de mon faciès. De toute façon la serrure donne son verdict : ce n’est pas ici !

Et c’est après une centaine de noms, une centaine de serrures pénétrées en vain que je me rends compte que le parc a disparu. Il n’est plus derrière moi. Combien d’heures ai-je cherché ma porte ? Où mes pas m’ont-ils bien mené ? Emporté par la marée de mon angoisse, ai-je dérivé si loin ? J’ai donc échoué là, sur un boulevard. Les quelques bus et voitures qui passent tracent de leurs phares des traînées rouges et jaunes disparaissant plus loin, dans une autre rue, telles des étoiles filantes dans le noir. Drôle de ciel que celui du bitume. J’entends quelques voix qui veillent encore à cette heure-ci, à croire qu’elles se sont toutes données rendez-vous là, devant moi, juste pour m’emmerder. Le vent emporte les voix échappées de leurs paroles pour les faire tourbillonner, bourdonner dans l’oreille de ma solitude fiévreuse. Le silence qui jusque-là régnait sur moi est comme violé par le bruit des autres. De mon côté du trottoir, dans la pénombre, à la fois curieux et apeuré, je ne peux m’empêcher de les observer, ces autres, qui malgré tous mes efforts pour incarner au mieux l’indifférence, ne me laissent pas si indifférents. Je regarde attentivement leurs bouches bouger, de loin je suis captivé par leurs lèvres en action qui dans le flot d’une discussion que je n’entends pas d’ici, s’ouvrent et se referment à n’en plus finir, d’un mouvement aussi grossier que gracieux. Je tente de lire ce qu’ils se racontent, mais je ne discerne aucun mot. Parlent-ils une langue dont j’ai tout oublié ou suis-je tout simplement d’un autre pays, d’un autre camp, d’une autre race ? Voilà que je vacille à nouveau, les yeux me piquent, mes jambes tremblent, ma peau transpire, frissonne. Somme toute la fatigue et le doute commencent à prendre le dessus à force. C’est épuisant de brasser du vent. C’est terrifiant aussi. Il me faut prendre le temps de m’asseoir un peu et de fermer les yeux si je veux éviter de m’évanouir en pleine rue. Assis sur le trottoir, ma fièvre me relance et c’est les deux paupières posées sur le pouce et l’index de ma main droite que je tente de retrouver mes esprits. À ce instant-là, le sourire de la lune est si fin qu’il en devient presque imperceptible.

Texte : Anh Mat
Dessin : Anna Jouy