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Il est 20 heures. Sarah est sortie dîner avec une amie. L’esprit intoxiqué par une journée de travail, Léo se hâte de s’abrutir devant les égaiements du soir. Il ingurgite les infos en continu les yeux grands ouverts. Désirs faussés, paroles falsifiées, tout a déjà été dit là-dessus. Crevant de tout ce vide, il hésite entre s’acheter de la fièvre en contrebande sur Internet et ouvrir une bouteille de vodka bon marché.

Voilà, tout va bien. La vodka t’inonde le thorax. Ils ont encore fait de la bouillie de ton cerveau aujourd’hui mais l’alcool t’offre une trouée inédite. Tu ne comprends plus grand chose à ta vie, alors pourquoi ne pas passer la soirée à brûler tes dernières cartouches. Tu ries, tu pleures dans la solitude de l’appartement. Tu te sens comme séparé dès que la petite voix de Hoel s’absente. Séparé du monde et séparé de toi-même. Sans ce fantôme en avant de toi et qui, il y a un mois encore, te poursuivait comme une ombre, tu n’existes presque plus. Pleure tant que tu veux, Léo, moi seul te voit. Tu peux t’en donner à cœur joie. L’ennemi, où est-il ? Sans doute que ta lâcheté ou ta faiblesse morale t’empêche même de le nommer. Les distinctions s’estompent avec l’âge. Évidemment, tu t’indignes comme tout le monde et répètes ad nauseam ce que tout le monde pense. Depuis combien de temps tu fais tourner le même disque ? Pourtant la faim revient parfois à l’improviste. Tu mâches alors des injures en silence. Mais c’est le caractère effroyablement éphémère de cette faim qui te fait crever à petits feux. Je broie aussitôt les aliments qui me permettraient d’agir. Impossible pour moi d’inventer un nouveau grand récit. Alors je chasse le cafard avec un verre puis un autre. Tellement besoin de me purger le corps de tout ce qui l’encrasse. La réalité s’efface peu à peu. Tu tiens à peine debout. Tu t’enfonces lentement, à tâtons, dans l’obscurité. Tu t’imagines funambule. L’alcool t’enrage d’ennemis invisibles. Ce sont des ombres épaisses qui glissent doucement derrière toi. Revenant de très loin jusqu’au bord du monde connu, elles t’observent en silence. Tout ça bien sûr se passe dans le recoin le plus sombre de ton cerveau. Quelqu’un a éteint la lumière… ? Qui a éteint la lumière ? Je les entends, les voix fantômes. Elles disent des choses derrière mon dos. Ça conspire en murmures confus. La menace est permanente. Je suis entouré de tellement de monde. Tu gardes les yeux fermés jusqu’à ce que les chuchotements s’éloignent. Tu t’assoies par terre, au pied de la table basse. T’as du mal à respirer, comme si quelque chose ou quelqu’un t’appuyait sur la poitrine. Tu te sens si faible à présent, si vulnérable. Combien de temps encore pourras-tu leur échapper ? Tu ne pourras pas fuir en permanence. Sans doute finiras-tu par te laisser faire, tu te laisseras ramasser ivre-mort sur la moquette du salon. Tu sais, tu n’auras bientôt plus rien à perdre, Léo. Peut-être qu’alors ton heure reviendra. Mais pour ça, il faudra d’abord que tu arrêtes d’obéir.

Écrire. Creuser son petit sillon en toute liberté. Jeter sur l’écran les premiers mots qui viennent. En retour, des phrases qui en savent plus que long que moi se construiront d’elles-mêmes. Le sens des mots que j’écris me devance toujours d’un cheveu. Je commence à peine à comprendre où me mène la tâche étrange que je me suis assignée. Ça ne fait que commencer. Toujours, ça ne fait que commencer. L’enfant sauvage et entêté m’inocule son féroce appétit de vivre. Ses élucubrations fiévreuses me redonnent, la nuit surtout, un corps et une voix. Et la voix qui résonne en moi se fait agressive. Ce soir, j’ai la tête pleine d’imprécations. L’indien solitaire est sorti de sa réserve. Il a déterré la hache de guerre : Oui, c’est ça, tiens bon ! Ne lâche pas prise ! Serre les poings et surtout n’oublie pas : le courage c’est de vivre et de rester vivant. Ça suffit comme ça les siestes, le confort, la tranquillité. On n’est jamais assez dur envers soi-même. Alors continue à pousser les murs, continue à te cogner contre d’autres. Obstine-toi dans tes obsessions. Retrouve les larmes, retrouve les armes. L’affirmation de ce qui nous remue est un combat de chaque jour. Surmonte les tonnes de merdes standardisées avant qu’elles ne t’ensevelissent. Crois. Doute. Écris. Écris tant que tu as de la lumière. Écris dans le bleu-gris, tant que tu peux, tant que ça saigne encore un peu, écris comme si ta vie en dépendait. Accélère, accélère, vas-y à fond, ne t’économise pas. Tu vas finir par trouver la brèche, Léo, à force de tourner autour de ce qui te bloque. C’est une question de fièvre, une question d’urgence et de rage. Le refus absolu d’être vaincu. Rien n’est au-dessus de tes forces, mon ami. La résistance, tu l’as dans le sang depuis que t’es né, alors fuis tout ce que la société exige de toi. Ravive ton goût pour le grand air. Au jour naissant, assigne-toi un but précis qui te ressemble et tiens-toi-z’y. À toi la vie d’aventures dont tu rêvais quand t’étais môme. L’ailleurs coule depuis toujours dans tes veines. Gibraltar, Aden, Arar, Java, Lalibela, Zanzibar, Ispahan, Tombouctou… N’abandonne jamais, Léo, quoi qu’il arrive n’abandonne ni dans le feu, ni dans la glace. Oui, je sais bien, quand on a la patte prise dans le piège et que le cœur n’y est plus revient l’angoisse de la feuille noircie, de la feuille souillée par la merde que l’on a au dedans, mais te laisse pas abattre, autodévore ces excréments régénérateurs, autodévore tes viscères et remonte jusqu’au cœur. Recharge ton âme de projections en délire, quand bien même tu vides toute cette crasse sur le papier. Tous ils essaieront de te démoraliser et de te sucer le sang mais ne crains rien, ils n’auront pas ta peau. T’as une volonté de fer et une farouche résolution à vivre. Leurs esprits étriqués ne pourront pas décourager toute cette rage d’exister. Reste indifférent à leurs sarcasmes. N’épuise pas ton énergie à lutter contre eux. Tu verras, tu les épuiseras sur la distance. La mort même n’arrivera pas à te faire mourir. Tu finiras par forcer leur respect, Léo, et plus que leur respect, tu sauras enfin ce que tu as dans le ventre.

Texte et vidéo : Gwen Denieul