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marlen-sauvage-©DR affiche-Rouen

Numéro 47. C’était la dernière des quarante-sept chambres de l’établissement. Nous n’espérions pas y passer la nuit. Il s’agissait seulement de retrouver l’hôtel dans cette ville d’Auxerre où j’avais, trente ans plus tôt, séjourné une semaine, un séjour forcé dû à une panne de voiture sur la route des vacances. Ce soir-là, nous avions trouvé l’hôtel de Normandie un peu par hasard, le nom me disait quelque chose et tu avais, suivant son flair, tenté le coup. La 47 nous attendait au dernier étage, à droite, au fond d’un couloir orange décoré d’un poster de Vézelay, ville éternelle, où nous avions hésité à nous arrêter. La chambre était spacieuse. Face à la porte, une fenêtre donnait sur le perron de l’hôtel, puis sur la double allée de platanes au-delà de la route. Le centre-ville était tout proche. Je croyais me rappeler l’oisillon trouvé au pied d’un arbre et chouchouté dans une boîte à chaussures pendant une semaine jusqu’à ce qu’il meure. Je l’avais enterré dans le Nord, à Cambrai où finalement nous nous rendions avec mes parents. En entrant dans la chambre, à gauche, une commode surmontée d’un collage de Rosine Wachmeister, une colombe à Jérusalem. L’image me réchauffa le cœur en ces temps troublés par le deuil. Mon père qui nous appelait ses trois colombes venait de mourir et celle-ci m’attendait dans une chambre inespérée. Je jetai un œil dans la salle de bains toute carrelée de blanc et découvris la boîte en bois ciré qui contenait le nécessaire à chaussures. C’était bien là, c’était bien l’hôtel de Normandie. J’avais douze ou treize ans. Je me souvenais du nécessaire à chaussures.

Hôtel de la Cathédrale, Rouen, au centre-ville. La chambre 28 était au deuxième étage. Une chambre verte, à deux fenêtres, l’une à droite en entrant, qui ouvrait sur une cour intérieure plantée de jacinthes au parfum capiteux, l’autre au fond, qui devait donner sur les toits de la ville. A gauche, la salle d’eau étroite où nous nous serrions sous la douche après chaque virée de plusieurs heures dans les ruelles, nos corps fumant dans la vapeur d’eau brûlante. Le lit occupait le centre de la pièce, avec sous la fenêtre un fauteuil de paille et une coiffeuse en marbre blanc, fissuré par endroits. Une lumière diffuse filtrée par les voilages flirtait avec les murs patinés par le temps ; à toute heure du jour, une semi-obscurité enveloppait nos silhouettes ; je goûtais un bonheur que je savais éphémère, nous écoutions ensemble Nougaro chanter la vie et la violence, je ne conserve que la douceur de ces instants. Chambre 28. Celle du festival du cinéma nordique. Je découvrais Joris Ivens, Lars von Trier, Aki Kaurismâki, Bille August, Thomas Vinterberg…, Astrid Henning-Jensen, Suzanne Bier, Leila Laius, Marie-Louise Ekman, Agneta Fagerström, Anja Breien, Helle Ryslinge, Kristin Johannesdottir et avec ces réalisatrices venues de Suède, du Danemark, d’Islande, d’Estonie, de Lettonie et d’ailleurs, une autre façon de regarder le monde…, et encore Jay Jay Johnson, et nous croisions durant des jours dans les allées du Gaumont, de l’Ariel, de Saint Sever, les mêmes têtes de cinéphiles complices, une famille dispersée et inconnue encore la semaine précédente.

 

J’ai oublié le nom de l’hôtel. C’était à Bourges par un temps froid et pluvieux. La chambre que tu avais retenue nous attendait sous les combles. Une grande salle de bains aveugle éclatait de blancheur à droite d’un petit couloir sombre. Un lit bas dans le fond de la pièce, entouré de tables de chevet, une armoire massive, une table ronde posée sur un tapis de laine et deux chaises recouvertes de velours bleu, une atmosphère orangée… c’est tout ce dont je me souviens. Nous avions visité le palais Jacques Cœur, découvert une ou deux librairies, acheté une dizaine de romans sur les conseils des libraires ; nous arpentions les rues, précédés par nos souffles raidis par l’hiver, oreilles et pieds gelés, nos doigts gantés entrelacés ; personne ne se risquait sous la pluie fine verglacée, que nous, heureux et amoureux. C’était un 14 février. Je découvrais sur la table une boîte de chocolats à mon prénom, venus de la Maison des Forestines, le plus ancien chocolatier de la ville. Tu m’offrais des vers sur du papier dentelé, empruntés à Prévert, Aragon, Becker, Ramuz, Eluard, Desnos et Cadou et encore Char… Tu égrenais les mots pour dire nos « Six ans et trois allumettes », pour me réclamer d’être ton espace du dedans, tu me parlais de vertige et d’attente, d’une âme à caresser comme le soleil une tempête… J’ai oublié les mots, oublié le nom de l’hôtel, c’était à Bourges par un temps froid, je me souviens des combles, d’une lumière orange, d’un palais, des friandises et de notre haleine brûlante, un 14 février.

 

Texte : Marlen Sauvage
Affiche : DR Rouen France 1995