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Julie

Elle s’appelait Jeanne… On l’appelait Julie, de son deuxième prénom. Sa sœur aînée s’appelait Julie, on l’appelait Jeanne. Julie… Une grande femme blonde au regard vert, sévère, qui impressionnait enfants et petits-enfants. En ce début de XXe siècle – nous sommes en 1920 – Julie épouse Claude-Marie dont elle est tombée amoureuse après une autre histoire d’amour… (tandis que le cousin germain délaissé admirera durant des dizaines d’années – sous le regard exaspéré de sa femme – la photo qu’il avait conservée de Julie, accoudée à la margelle d’un puits…) Elle a un peu plus de vingt ans, pose délicatement la main sur l’épaule de celui qu’elle a finalement choisi. « Elle s’est mariée par amour, pas par obligation, enfin, je pense… », raconte Monette, 84 ans, la quatrième de ses cinq filles. Et elle le pense en effet, car Julie était si secrète que personne ne peut vraiment dire ce qu’elle a jamais ressenti… « Avec ma mère, nous n’avions pas beaucoup d’intimité », se souvient Laurence, la troisième fille, âgée de 86 ans.

Son mari employé aux chemins de fer quittera la Société à la suite d’un accident du travail – il en gardera une légère claudication – et se reconvertira dans l’agriculture. Julie ne vivra ainsi pas la vie qu’elle aurait souhaitée… Loin d’elle en se mariant avec un cheminot la perspective de trimer comme une fermière. C’est pourtant ce qui l’attend… Un mari devenu paysan, avant la naissance de leur première fille en 1921, très tôt donc dans leur vie de couple. Ils vivent à Volesvres, un hameau de Saône-et-Loire. Trois filles naîtront ici, dans cette petite ferme qui tourne le dos à celle des parents de Julie. Après Volesvres, ce sera Comblette, puis le Rogabodot, héritage parental. Claude-Marie est entretemps devenu « maquignon ». Il élève des veaux et les revend une fois adultes. On parlait de bestiaux, alors, « Sous ce nom l’on comprend les bêtes à cornes, les bêtes à laine, les cochons, les chèvres, les chevaux, etc. Les bestiaux sont la véritable richesse de l’agriculteur, car ils donnent, avec leurs produits abondants, le fumier, sans lequel la terre serait stérile et n’offrirait que de maigres récoltes. » (définition du Dictionnaire universel de Maurice Lachatre – 1865). A Julie la basse-cour avec les poules, les lapins, mais aussi les chèvres et les cochons. « La coutume voulait que les hommes fassent leur… trafic ! explique Laurence. La femme, elle, devait se débrouiller pour avoir son salaire. Ma mère avait des poules, des œufs, des fromages… » Ce n’est pas exactement le point de vue de Julie qui n’apprécie guère s’occuper de bêtes et ne pas en tirer profit. « Un jour, mon père a vendu les cochons sans lui donner un centime. A partir de là, elle a refusé de s’en occuper et ne l’a plus fait. Elle avait beaucoup de caractère ! » ajoute Simone.

            
Preuve de ce tempérament, cette autre anecdote quand une voisine vient à la ferme demander à Claude-Marie (parmi les rares habitants à posséder une voiture) de la conduire à la ville proche pour y faire quelques courses. A la réponse immédiate et positive de son mari, Julie oppose un farouche « non » : « Je lui ai demandé deux fois de m’emmener à Gueugnon pour habiller les enfants et il a refusé, ce serait bien le diable s’il vous y emmenait. » Affaire close. Dans le couple, elle est la plus sévère… Ses filles lui obéissent au doigt et à l’œil. « Quand nous rentrions de l’école, l’une préparait la soupe, l’autre allait couper du bois, se souvient Monette. Nous faisions ce qu’elle nous demandait, mais toujours de bon cœur, ce n’était pas une contrainte. » Pourtant, Julie était crainte de ses enfants, davantage que ne l’était son mari ! « Elle n’était pas maternelle, c’est tout », analyse Laurence, même si chacune des deux sœurs évoque les soupes de vermicelle préparées par Julie quand l’une ou l’autre était malade, et ses attentions dans les moments difficiles. « Elle était peu démonstrative, mais l’est devenue davantage avec les années… » reconnaissent-elles toutes deux. Entre la préparation des fromages – chèvre et vache, qu’elle mettait à sécher dans une cave à fromages sous le hangar – les animaux à soigner, les courses rituelles du mardi en ville où elle partait à vélo et le marché le vendredi, accompagnée de son mari, la grande ferme à tenir propre, les quatre filles (l’aînée avait quitté la maison en 1941) âgées de 13, 10, 8 et 3 ans reçoivent peu d’affection. « Elle n’en avait pas le temps ! », pardonne Monette.
 Cette femme « à la langue leste » avait des expressions bien à elle : « Ceux qui te courent après sont déjà devant » (pour ne pas céder aux pressions diverses !) ; « C’est pas les plus lavés les plus contents » (contre la maniaquerie) ou encore « Ça lui fait comme le cocu aux canes » (quand on n’est atteint par rien !)… On se souvient dans la famille des histoires qu’elle racontait à la fin de sa vie à l’occasion de mariages ou de fêtes, moments où elle aimait aussi pousser la chansonnette, de sa jolie voix de soprano.

Julie s’est éteinte à 86 ans, d’un arrêt du cœur, près de sa deuxième fille venue lui rendre visite, dans une résidence qu’elle occupait depuis quelques années à la suite du décès de son mari. Elle avait encore toute sa tête, sa répartie et son humour.

Texte et photo : Marlen Sauvage