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Cher grand ami du nord,

Merci encore de vous enquérir de ma santé. Finie la mine de papier mâché, je respire mieux. J’espère qu’il en va de même pour vous. Ainsi, je ne m’étais pas trompée, vous connaissez très bien mes ex-voisins. Oui, ex-, vous avez bien entendu : j’ai encore déménagé et c’est un petit miracle si la fleur rose séchée entre vos pages m’est parvenue intacte. Je la tiens désormais entre les miennes, précieusement. Mais laissez-moi vous raconter depuis l’incipit.

La Main ne sait pas que les livres ont des oreilles (aussi blanches que mes pages depuis ma dernière épouvante). Quand la Main parle, je l’entends. Ça vient de quelque part au-dessus d’elle, à peine un murmure. Or ce qu’elle a dit tout à l’heure m’a stupéfiée. Plus que le contenu de ces paroles, c’est le fait qu’elles m’ont été adressées, à moi et personne d’autre que moi, qui m’a bouleversée. Elle a dit textuellement : « Tiens, Novella, instruis-toi auprès de ces deux-là, tu gagneras peut-être en épaisseur, qui sait… » suivi du rire sonore et clair de La Main.

Celle-ci, bien plus prévenante que la dernière fois, m’a donc déplacée encore une fois. Comment dire la salive à la bouche que nous n’avons pas pour exprimer les saveurs éprouvées à leur contact ? Pourtant, je vous assure que je me suis sentie une langue et des papilles à les écouter se présenter à moi, ces deux-là… Le premier a une manière particulière de raconter. Il déploie de longues phrases qui vous tiennent en haleine et pour évoquer par exemple un repas, un repas signant une vocation, un repas principal et savoureux, il va s’étirer sur une centaine de pages, entrecoupé d’anticipations – d’autres repas tout aussi essentiels et savoureux qui suivront ce premier, de digressions du narrateur, d’autres réactions de convives… où en étais-je ? Ah oui, tandis qu’il parle ainsi de mets tous plus succulents les uns que les autres, connus ou inconnus, on l’écoute avec des bouchoreilles nourries de saveurs variées. Je ne sais pas si je suis très claire avec ma pauvre langue de Novella. Le mieux peut-être serait de vous faire goûter directement.

C’est ainsi que le gigot en habit vert lui fut inspiré par son désir de faire savourer dans toute leur probité l’exquis agneau de Pauillac comme, dans son âpreté que la Cheffe se refusait à dissimuler sous la crème ou le beurre, l’oseille de Belleville. Elle leur ajouta de l’épinard, elle aimait la trinité des éléments, elle fit cuire tout doucement et longuement à l’étouffée le gigot  emmailloté d’amère verdure, et les sucs bien gras de la viande adoucissaient l’oseille et l’agneau se révélait à la fois surnaturellement tendre et d’une si puissante saveur que ce contraste, chair juvénile et corsée, déconcertait les premières bouchées du mangeur, la Cheffe s’en amusait.[1]

 Le génie de la cuisine s’empare de ce personnage comme celui de l’écriture a failli le faire pour La Main qui m’a écrite. Vous me trouvez amère et aigrie ? Non, je ne le suis pas, peut-être un peu trop chargée en métaphores et sucreries inutiles. Mais j’apprends de jour en jour : la Main a raison de m’avoir mise au contact de ce roman. Je commence à comprendre ce que l’écriture devrait rechercher, à l’instar de la cuisine de la Cheffe.

Elle me montra ainsi inlassablement la manière dont elle procédait pour simplifier sa cuisine autant que possible et qu’on ait pourtant la sensation d’une extrême élaboration, d’une pensée longuement et ardemment méditée pour parvenir à cela : le produit dans sa quasi-nudité.

            Le produit tout nu n’étant pas acceptable, ni plaisant à l’œil ni séduisant au goût, l’art de la Cheffe consistait à le modifier juste assez pour qu’il semblât alors superbe autant que délicieux, cependant parfaitement reconnaissable, intègre, exhibant fièrement et posément son aspect parfois singulier.[2] La Main a souligné, annoté ce passage – « id. écriture/réécriture » – d’un double trait au crayon gris. Il me semble comprendre de mieux en mieux la Main et j’éprouve même pour elle un début de sentiment que je ne saurais encore nommer précisément mais ça vient.

Quant à mon autre voisinage, c’est un drôle de petit livre à plus d’un titre – son titre justement –  quatre lettres gris clair sur fond blanc – ne donne pas le goût de le lire : Fade.[3] Pourtant, il est de la même philosophie que la Cheffe, en plus nipponne. Écoutez plutôt. Mettre l’eau au premier plan dans la cuisine et lui accorder une telle importance, c’est un peu comme si le « fade » devenait le centre du goût français. Or l’eau, précisément, n’est pas considérée comme « fade », même par les Français ; c’est plutôt le « joker » des cartes de la fadeur. La fadeur, en ce sens, n’existe pas dans la cuisine japonaise, puisque tout plat, en théorie, vise à atteindre la perfection de l’eau, qui, bien qu’elle soit sans saveur, n’est pas perçue comme fade.

Je vous l’accorde, c’est un peu compliqué.

             En réalité, la cuisine japonaise traditionnelle est plus sobre, objectivement parlant, que la cuisine française ; elle contient moins de gras, moins d’huile, pas de produits laitiers. Pourtant, la qualifier de « fade », c’est passer à côté de son essence. Français et Japonais, nous sommes en quête dans nos cuisines d’une seule et même chose : la vie dans toute sa vérité. Or si, pour les Français, la vie est opulence et s’exprime par le bannissement du « fade », la quintessence de la vie se trouve plutôt pour les Japonais du côté de la pureté nourricière de l’eau[4].

Ce livre menu, d’aussi peu de pages que moi, ne cache pas son jeu, et je suis sûre qu’il vous plaira autant qu’à moi. J’en causerai à la Main, dès qu’elle passera me prendre, ce qui ne saurait tarder. Elle s’est mise en tête de me réécrire entièrement. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que moi aussi. Fortes de mes dernières amitiés livresques, j’efface les surcharges et le trop m’as-tu-vu et j’essaie de lui faire passer des messages entre les lignes (a-t-elle seulement des yeux pour les lire ?). Mais encore une fois je ne parle que de moi (bien envie de supprimer aussi tous ces moi-je mais ils sont si habiles à se cacher sous d’autres pronoms que ce serait peine perdue) et je dépends du bon vouloir de la Main pour aller vous voir, au nord des rayonnages. (Plus de place pour vous parler de mon dernier rêve : je cherchais des fleurs à incorporer à une salade et je ne savais plus si les soucis étaient comestibles.)

Votre amie de si peu de pages, mais qui goûte à vous lire, Novella.

 

Texte : Christine Zottele
Notes :
[1] Marie Ndiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, Gallimard, 2016, pp. 220-221
[2] id p. 220
[3] Ryoko Sekiguchi, Fade, Les ateliers d’Argol, 2016.
[4] Id. pp. 48-49