Aujourd’hui dans le bus est venue s’asseoir à côté de moi une grosse femme permanentée d’environ soixante ans, cheveux laqués fixes et blonds platine, en manteau de léopard synthétique. Elle avait des ongles longs et rouges, couleur testarossa, des bottes de cuir sous une jupe très classique, et semblait regarder tout de haut derrière des paupières et sourcils pareillement arqués. Elle tournait son cou et son visage de manière coordonnée, réagissant par micro-signaux aux stimulations diverses qu’elle percevait, les embardées du bus, les bribes de conversations. Des enfants jouaient à dégommer sur leurs téléphones bruyants, ça n’avait pas l’air de l’agréer. J’avais l’impression qu’elle me destinait spécialement ses infimes réactions, qu’elle se donnait en spectacle, car elle savait que je l’observais aussi à ma manière, et elle s’était un peu collée à moi, dans la cohue assise. nous étions au fond du bus, serrés par les cuisses, dans l’arrondi qui nous avalait, et elle tenait tant bien que mal ses deux paquets contre elle.
Elle relève un pan du manteau léopard pour fouiller dans sa poche, et voilà tout à coup que, je ne sais comment, je sens qu’elle serre mon sexe entre ses doigts, comme si sa poche donnait directement dessus, aboutissant chez moi ! Saisi, comme on dit. Je regardai sa main, que je ne voyais pas puisqu’elle disparaissait dans sa poche ; je ne pouvais rien dire du tout, je n’osai plus bouger ni la regarder plus frontalement, j’attendais, simplement, et bien, qu’elle me lâche. Je m’étais attendu, plus classiquement, à ce qu’elle sorte de sa poche un mouchoir pour s’éponger, et non pas à ce rapt, ce ravissement.
Ce qui me dérangeait, c’étaient ses ongles, la taille de ses ongles, énorme ; j’avais peur qu’elle me blessât.
Mais plus rien ne se passait ; si ce n’était que je sentais l’étreinte vivre autour de moi d’infimes variations.
Au bout de quelques instants, elle me demande si je peux ouvrir la fenêtre, car « il fait une chaleur épouvantable », ce que je ne pouvais que difficilement nier, il faut donc que je m’exécute. Pour ce faire, je tends le bras au maximum, pour ne pas avoir à trop déplacer le reste de mon corps, ignorant tout des conséquences d’une situation tellement inédite, et je réponds à sa demande. Elle me remercie, toujours comme si de rien n’était, toujours la main dans la poche et sur moi.
Le trajet s’était déjà pas mal raccourci, et une foule de questions se posaient à moi, comme par exemple ce qui allait se passer si je devais descendre avant elle. Finalement, la rue est si encombrée (on commémore je ne sais quoi encore) que tout le monde reçoit l’ordre de descendre, ce qui se pratique, c’est une tradition, dans la plus grande précipitation. La femme au manteau léopard me salue avec un grand sourire complice, et voilà qu’elle a disparu.
Mais pourtant je sens toujours la main qui me serre. Je marche, j’oublie ce que je suis venu faire sur terre, au moins ce jour-là, et je n’ose pas moi-même mettre la main dans ma poche, de peur qu’elle aboutisse je ne sais où. Je ne sais plus moi-même où je vais, tout s’annule. Il me semble que je ne sais pas, que je ne sais plus si je la sens encore, ou si c’est seulement le reste d’une impression si forte qui perdure.
En fin d’après-midi, je sens pourtant que l’étreinte s’est desserrée.

Dans le bus du retour, une jeune fille, jambes nues et sac verni rose lit un Agatha Christie, dans une de ces vieilles éditions de poche à couverture illustrée si typique, dont la pellicule plastique se détache inévitablement. Elle était d’abord devant, je l’avais aperçue, mais elle est venue dans le fond du bus où je suis à nouveau (j’ai mes habitudes), car elle a probablement dû « céder sa place », contre un peu de tristesse. Elle sort en même temps que moi, en arborant un sourire étrange, fait pour troubler. Elle semble tout à fait vertueuse, mais elle y met un doute, par correction.
Quelle expression étrange, sage, et à la fois comme toute prête à l’aventure !..

 

Texte : Gabriel Franck, nouveau Cosaque