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Je promène Charlie une, deux ou trois fois par jour selon les contraintes de mon emploi du temps. Un autre facteur intervient dans la détermination de cette fréquence, qui tient à l’enthousiasme plus ou moins marqué, voire le plus souvent franchement absent, dont fait preuve ma compagne Agathe à l’idée de marcher une demi-heure à la suite d’un chien qui lui offrira, la plus part du temps, la vision consternante d’une paire de testicules velus ballotés sous un anus érubescent. Pour être tout à fait honnête, il convient que je précise ce fait selon lequel c’est moi qui, certain jour, vois mes forces se déliter dans un renoncement complet que même les yeux pétillants de malice idiote de Charlie ne sauraient endiguer, auquel cas, Agathe, dans un geste d’amour systématique, saisit la laisse et me délivre.

Je lâche le chien une fois que nous sommes arrivés sur le canal, après que nous avons dévalé la petite pente raide qui sépare le chemin de halage du boulevard à deux voies sur lequel d’inconcevables tresses de véhicules se font et défont sans cesse, versées depuis le périphérique à proximité – les matins d’hiver, quand un brouillard épais étend son ventre sur la ville, le spectacle des phares mobiles, comme naissant du fond de la matrice des gouttelettes en suspens, semble prolonger l’activité onirique de mon sommeil quitté depuis peu, et je me prends à songer que je procède moi-même de ce corps volatil, que je suis un être léger, hasardeux, momentané, une forme soumise au moindre remuement de l’air, sans génération, sans silence ni langue, une simple contingence, un arbitraire sans visage, et dès lors je me sens renouer avec un sentiment de vie, une joie ancrée dans les aléas, une sereine félicité fondée sur la qualité improbable de ma consistance.

Charlie s’ébroue, trottine sur quelques mètres, plonge dans l’épaisseur des feuilles mortes qui couvrent la pente jusqu’au bord de l’eau. Dans ce tapis imputrescible – d’immenses platanes bornent le canal, arbres dont les feuilles ne pourrissent pas et comblent par conséquent, saison après saison, la voie fluviale, ce qui pose des problèmes d’entretien sur lesquels nous reviendrons tôt ou tard – Charlie rassemble ses pattes sous le ventre, arrondit le dos et finit par déféquer devant le monde ; son regard à cet instant montre une fragilité qui émeut, empreinte d’inquiétude, tout autant qu’il expose une parfaite animalité, c’est-à-dire une absence totale de retour sur soi, qui réduit à néant ma capacité d’empathie. Il rejoint ensuite le chemin, en quelques bonds vifs et gracieux, et poursuit avec frénésie des pistes incompréhensibles qu’il ponctue de brèves émissions d’urine.

Je m’arrête devant le court sentier que nous avons foulé, Charlie et moi, au fil des jours, à force de passages, sur la petite pente. Ce bout de chemin m’émeut. Contrairement à celle de l’écriture, cette ligne n’est pas un contenu qui informe, mais plutôt un contenant qui évoque, une vacance topographique qui se prête au transit des souvenirs, rêves, émotions, traumas et non-dits… Une ligne vide propice au passage de la langue, voilà qui pourrait définir ce qu’est un sentier. Je pense à Reinhold Messner qui affirme, devant la caméra de Werner Herzog, que marcher équivaut pour lui à écrire, que les lignes de son avancée sur les versants des montagnes sont des phrases qu’il égrène, qu’il disperse au fil de ses foulées, qu’il s’imagine cheminant dans les vallées himalayennes, sans but, sans horizon, écrivant à l’infini sur les sentes, à l’encre de ses semelles, les lignes de fuite d’une perspective aussi inassimilable que la raison d’être.

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La même année que Herzog filmait Messner tenter l’ascension en une seule expédition de deux des sommets de la chaîne Gasherbrum, j’ai tracé moi aussi un sentier, non pas à même la neige mais dans l’herbe, sur lequel je circulais entre la maison et le village. Je coupais à travers les cyprès, ce qui m’évitait de faire le détour nécessaire pour rejoindre la route. J’ai laissé sur ce chemin une bonne part de mon enfance ; la verdure aujourd’hui l’a sans aucun doute recouvert. Cependant, quand je dévale le petit arpent de mon sentier sur le canal de Brienne, je ressens à chaque fois, dans la localité de mon ventre, un tressaillement, une excitation, quelque chose de minime et d’électrique qui fait signe, comme un écho d’une autre vie. Je comprends maintenant que dans cette impulsion discrète et néanmoins insistante, il s’agit de discerner la réminiscence de mes sprints quand, les soirs d’été, encore une fois en retard à l’heure du repas, après avoir quitté Sullivan, mon meilleur ami, je me dépêchais de rejoindre mes parents en coupant par les cyprès, non sans jeter un regard au ciel intensifié par le crépuscule, non sans humer, à mon insu même, les odeurs épicées du soir fraichissant.

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Texte : Julien Boutonnier