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Perversion

L’idée de tuer peut traverser l’esprit d’un enfant comme un éclat de verre. Comme on voit une ombre passer près du patio un jour d’été. Comme on croit que quelqu’un marche dans l’allée parce que les oiseaux se sont tus un instant. Comme un rêve encore à vif et qui disparaît aussitôt l’oeil ouvert. Il suffit d’un tel moment fragile, rapide, insaisissable pour que, jamais plus, ce ne soit comme avant. Et que c’en soit fait de la paix, de l’humanité peut-être.

Le soleil vient à peine de tomber. Il y a des tilleuls en fleurs et des cucards par centaines. Une fillette accroupie décomptine des marguerites en petits mots à peine prononcés d’une voix si haute et qui semble sans cesse se confondre avec le bruit des bonbons que l’on suce. Sur une table trop grande, son frère tente de construire une voiture. Quelque chose de difficile, d’ardu pour lequel il s’applique, pour lequel il zélote même, dans le secret espoir de mériter. Imaginer qu’ il puisse faire ce calcul serait idiot. Certes non. Le garçon n’a pas conscience de ce qu’il fait ni du pourquoi il le fait. Pas encore. Ça va lui tomber dessus, là dans un instant. Il travaille déjà avec application comme il le fera toujours, avec ce féroce besoin de le faire pour une raison et non pas sans raison. Cette nécessité de comprendre, mais aussi ce désir que ça rapporte, fructifie, prospère. Il travaille? Non, il pétrit. Constamment. Et tout et rien. Avec force. Avec ses nerfs.

Mais un petit insecte vient de tomber sur la table. Il a volé et puis, pour une cause imbécile, il a chuté sur les affaires de l’enfant. Il a dérangé l’ordre des boulons, des petites vis patiemment triées. Le hanneton a tranché dans la paisible moiteur de l’été. Un cri de colère et la sueur se glace. L’enfant crie avec cette puissance qu’ont seuls les êtres de retenue. Exactement comme les barrages. Le son de la rage fend l’air, broie les hautes herbes, crispe chaque branche et en particulier ce lierre qui grimpe jusqu’au bureau du père, jusqu’à la cuisine de la mère.

Il ne sait pas encore mais dans quelques secondes, le monde va changer. Il aura la joue rouge. Injustement si rouge. Alors que plus loin la petite fille continuera d’une innocence perverse à décapiter d’adorables fleurs pour le plaisir des mots qui sortent de sa bouche comme des bruits de bonbons.

L’ombre du meurtre passe. Glisse si vite que personne ne la voit, que l’enfant lui-même ne la sait pas. Elle coule parmi les autres ombres, entre celles des tilleuls. Dans les pas de l’homme et de la femme encore. Suinte à peine, goutte peut-être juste sur les cheveux coupés très courts du gamin, jusqu’à cette moue chagrine qu’il étrenne pour la première fois et qu’il va porter désormais comme un fétiche, comme un masque.

Texte : Anna Jouy