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Est-ce moi?

Je suis une habituée maintenant. On sait que j’écris comme ça et puis que je suis là souvent et encore, que je manque rarement mon rendez-vous. Je suis une habituée maintenant. Je suis celle qui peut, qui a ou qui fait. On pense compter sur moi. On m’imagine fiable. On me suppose plein de possible et de réalisable. On a des idées plus ou moins précises de qui je suis.

Est-ce moi ?

Parfois ces représentations sont justes, parfois fausses mais cela n’a pas d’importance; on ne peut pas être autre que ce qu’on a perçu de nous et donc je suis à bien des égards ce qu’on pense que je suis. Je n’ai pas idée de ces figures. Je peux parfois les supposer, parfois les déduire. Ainsi, j’ai un corps, ainsi j’ai une apparence; j’ai une forme. On verse l’eau de mes quelques mots ou quelques images dans ce vase en verre qu’on a soufflé hors de son esprit, de ses souvenirs, de son propre vécu. Et voilà que je m’adapte et que  je me conforme parfaitement au flacon. Je suis volontiers ce qu’on pense être moi, c’est la moindre des choses que de laisser à chacun ses tracés. Je n’éprouve pas le besoin d’être autre, pas le besoin de proposer un autre moule pour que l’on y coule d’autres matières et qu’y apparaisse ma propre idée de moi- même.

J’ai déjà souvent métré, étalonné mon chemin, mes idées, mes déboires et mes vertus. Avec la petite échelle de l’arpenteur, j’ai pris mesure d’une parcelle de moi. Je sais que j’ai toujours autant de peine à voir mes succès, ou à remplir l’aune des exigences qu’on a flanquées en moi, enfant ou femme. J’ai souvent le sentiment qu’une seule chose est vraie, l’insatisfaisant incommensurable auquel il m’est devenu absurde de plus en plus de me confronter. J’ai des vues biaisées qu’on me dit être d’orgueil mal placé, de postures mais dont je suis la seule sans doute à ressentir les souffrances. Ne jamais être ce que je crois devoir atteindre, injonction de famille, est une pesante charge.

Et puis, il y a cet autre regard, qui est celui de ce on quelconque, de ce on amical, de ce on inconnu ou presque connu, ce relatif proche, cet improbable lointain… On me voit, on m’imagine, on me recrée telle qu’il m’est impossible de le savoir sauf à y appliquer trait pour trait mon original sur cette décalcomanie, inutile projet. Il m’arrive d’entendre, de lire ou de comprendre qu’on me devine dans des parures étonnantes, qu’on ressent mes lacunes avec cet esprit critique qui marque fort les étranges. Je porte souvent les tares voulues, imaginaires ou vraies, de mon pays. Je mange du chocolat, mon temps est sonné par des coucous et bien entendu je suis d’extrême droite et banquière, n’ayant aucun sens social. Je lis aussi que j’ai des qualités, que j’écris de jolie façon, que je dois être aimable…

Est-ce moi?

Quand on a dit ou commenté ma vie, je reste devant ces apparences, hypnotisée, comme devant un secret, une énigme car je sais que c’est bien ce que j’ai fait naitre, c’est bien ce que j’ai laissé surgir et engrainé ailleurs. C’est donc (le dire comme le disent les Suisses) cette aura que je laisse, ce qui existe par-devers moi… On peut bien faire valoir que ce sont les partielles, les primaires, avant l’apparition en pixels de qui je serais, pourtant c’est vrai.

Oui, je le sais, je suis celle qui se côtoie et se rumine, celle qui se dévore et se nourrit de son passé et de ses jours et parallèlement je suis aussi celle que l’on me pense. Les deux, comme une grande tresse de fils et de cheveux que l’ailleurs, l’inconnu, l’ignorant recevrait si un jour il demandait à la vie de me raconter.

Je suis une habituée maintenant. Ici je laisse quelques pages, des proses, des bouts d’histoires, des respirations. Ailleurs chez moi, je fais le poète. Qui suis-je? En vérité, je ne le sais toujours pas. Ni l’une ni l’autre peut-être… Qu’une illusion, une flamme dans un peu de cire. Allumée un instant et morte bientôt. Une histoire peut-être? Le rêve obsédant qu’un être fait pour me tenir debout? Peut-être, suis-je le personnage d’un roman qui glisse d’une page à l’autre? Peut-être ne suis-je, pire encore, qu’une formule, les contradictions d’une discussion entre deux amoureux qui se raconteraient la vie d’un enfant à faire?

Je ne suis ni moi ni le portrait au repoussoir d’un lecteur qui me recompose de ses propres couleurs. Je suis quelque chose de là-bas et quelque chose d’ici. Une personne que ni vous ni moi ne saurons jamais vraiment. Il nous manquera sans doute le recul, d’être de la vue croisée d’un ange qui saurait soudain rassembler les sphères d’une paire de jumelles et donner un peu de vérité à la vie qui se lit, à la vie qui s’écrit. Et c’est bien ce mystère qui anime l’écriture, ce dedans ce dehors, cet entre fascinant et qui happe.

 

Texte : Anna Jouy