Notaires

Peut-être était-ce le sifflement continu des obus, ou se sentaient-ils déjà morts, les deux frères ne comprirent rien à la demande d’Edmond. Le notaire qui avait paraphé le papier officiel, ils le connaissaient. Après le décès de leur père, lorqu’ils avaient dû régler les problèmes de succession dans le cadre austère et solennel de son office, sous la garde d’une « Justice » qui veillait à l’équilibre des plateaux d’une balance paraissant garantir l’impartialité de l’homme de loi, ce dernier leur avait présenté ses condoléances, fait l’éloge du défunt, les avait assurés enfin de son entier dévouement.

Assurément, il fallait faciliter la tâche d’Edmond. Sans lui… L’avenir de leur mère, de leurs femmes et du premier né de Charles (deux ans en 1914, il ne connaissait pas son père) au moins, serait préservé… Ils signèrent la requête dont ils ignoraient la teneur exacte, à peine savaient-ils lire et écrire (ce qui n’était déjà pas si mal!), le galimatias de l’homme de loi était somme toute rassurant, cela signifiait qu’on s’occupait de la famille…

Quand ils revinrent chez eux à la fin de 1918, miraculés de la Grande Guerre, héros malgré eux à jamais hantés par le souvenir de l’Horreur et du Mal absolus, ils furent fêtés, honorés, glorifiés, accueillis par les larmes de l’incrédulité et de la joie, puis retombèrent très vite dans la réalité de la vie civile qu’ils avaient connue avant guerre, mais telle qu’elle ne serait jamais plus pour eux.

Car ce fut pour découvrir qu’Edmond, avec la complicité du notaire, les avait totalement dépossédés… Ils essayèrent de reconquérir leurs biens, mais le notaire avait fait du joli travail, Edmond avait dû le payer très cher… Impossible de prouver leur malhonnêteté, même si parmi les amis et les proches, personne n’était dupe.

Edmond avait d’ailleurs une façon de présenter les choses qui n’était pas à son désavantage. Il s’était dévoué, il aurait continué à le faire si les deux hommes n’étaient pas revenus de la guerre, et pour le fils de Charles, il avait été un véritable père. D’ailleurs, on pouvait trouver un arrangement, faire prospérer ensemble la messagerie, laisser là les querelles, regarder l’avenir… Edmond ne serait pas un ingrat, il lèguerait aux familles de ses cousins par alliance une « juste » part…

Adrienne fit une pause. Henri était tassé sur son siège, la tête baissée sur ses bras croisés, la jambe gauche entortillée autour de la droite, et de temps en temps il se raclait la gorge. Dans le silence épais, le carillon égrena ses notes légères, comme venues d’un autre monde. La suite était facile à imaginer. Le dégoût, l’écoeurement, l’impossible cohabitation ou coopération avec le spoliateur…

Comme si la guerre n’avait pas suffi, la grippe espagnole avait pris le relais. Quand l’épidémie emporta leur mère, Henri et Charles décidèrent de quitter leur village natal. Adrienne n’oublierait jamais dans quelles conditions ils étaient partis, avec quelques meubles dans une charrette comme font les gens qui déménagent à la cloche de bois.

Elle avait repris son récit, fiévreuse, brûlante d’une indignation que le temps n’avait pas réussi à éteindre. Charles avait fini par trouver du travail dans une messagerie lilloise. Henri, lui, avait préféré changer de vie. Les usines de textile avaient besoin de main d’oeuvre. Il s’était sédentarisé dans l’une de ces communes qui n’avaient cessé de grossir et de s’élargir autour des forteresses de briques construites au dix-neuvième siècle, comme des ondes de choc qui auraient été émises par l’énorme agglomération de « Lille – Roubaix – Tourcoing ».

La femme de Charles n’avait jamais accepté, au fond d’elle-même, d’être ravalée au rang de la populace. Elle fuyait le grouillement de la foule, se calfeutrait chez elle, adulait son fils, né au temps de la splendeur familiale, se montrait dure, à tort ou à raison, avec Marie, née pendant la débâcle qui avait suivi la découverte de l’escroquerie. Ils s’étaient fixés au sud de … Adrienne s’arrêta juste à temps.

Elle versa pour la troisième fois une goutte de café dans les tasses du dimanche disposées sur la table impeccablement cirée. Henri réclama un autre verre de rhum. Désireux de montrer qu’il n’était pas un buveur, Julien déclina l’offre. Il venait de comprendre pourquoi son ancien maître d’atelier lui paraissait un peu différent des autres, plus discret, plus en retrait, une partie de lui-même ici et l’autre, la plus importante sans doute, restée là-bas, dans un ailleurs qui allait des plaines et des plaintes de la Grande Guerre jusqu’à celles de son village de la Flandre maritime.

Il détestait la façon dont Adrienne tâchait de le remettre à sa place en répétant que Marie n’était pas une fille pour lui, son empressement à élever des murs, à dresser des barrières, à se démarquer de façon grotesque de la classe ouvrière dont, à son corps défendant, elle faisait néanmoins partie. Il enrageait.

Pour achever de le dissuader de nourrir des espoirs interdits, Adrienne lui expliqua que les parents de Marie avaient renoué avec leur ancien milieu grâce à leur fils qui venait d’épouser une fille d’épiciers. Toute la belle-famille était dans le commerce. Marie serait folle de ne pas chercher à faire un bon mariage en mettant à profit les relations de son frère…

Julien n’écoutait plus. Rien ni personne ne l’empêcherait de retrouver la jeune fille au regard étrange qui l’avait ébloui comme un soleil obscur. Invincible comme le possesseur d’Excalibur, animé de la même foi que Galaad, il s’échapperait autant de fois qu’il le faudrait des murs de briques de sa cité pour devenir le chevalier errant qui l’emmènerait pour toujours. Il lui offrirait le trésor de son amour et sa soif d’absolu comme un puits sans fond.

Elle ne le jaugerait pas à l’aspect de ses vêtements ni au poids de l’argent qu’il gagnait ou au degré de considération que les autres gens lui témoignaient. Ils seraient chacun le simple reflet de l’autre, de l’autre côté du miroir des apparences. De quart d’heure en quart d’heure, le carillon de la salle à manger laissait s’évaporer son chant paisible qui n’appartenait pas tout à fait au temps des hommes.

Julien écoutait avec soulagement ce rappel d’une double appartenance. Il tendait l’oreille vers la toile de fond sonore qui redevenait silence et sur laquelle le babil d’Adrienne n’offrait pas plus de densité qu’une ombre….

Texte: Françoise Gérard

Reprise de 14 décembre 2013