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Bibliothèque

Cher ami,

La salle est haute et ronde, une verrière en coupole de je ne sais quelle époque.
Des livres, des catalogues pour en délimiter le cercle. La fenêtre tout près, le jardin, les arbres. Et la blancheur propre du silence partout.

Je suis à la bibliothèque de l’université, restée presque la même qu’autrefois. Des tables moins monumentales, peut-être, avec aménagées au cœur du bois, des prises et des connexions. Des chaises encore trop profondes. Tout le reste me ramène sans peine à un autre temps fait de légèreté et de passion. Il me semble pourtant qu’il ne faisait jamais si clair; souvenir d’une île de pluie. Sans doute faux mais je ne garde de l’époque que la face Nord mythique des météorologies. Ici, il pleut pour toujours et j’étais jeune.

Des gens circulent, passages nuageux. Ils sont perdus, réfugiés dans leur expression très sobre,ce silence vaste et grandiloquent de qui est au travail secret de lui- même. Pâleurs estudiantines, blancheurs confinées des visages. Ils sont si appliqués.

Je fus là, moi aussi, mais figure dissipée, toujours entre deux battements de portes. Des livres devant moi, ouverts en vrac et de petites cartes lignées que je couvrais de notes, ma méthode de travail. Je devais étudier peut-être comme on joue au Quiz ou à Questions pour un champion? J’ai appris sûrement des choses. Lesquelles? C’est difficile à dire. Ce qui entrait en moi alors en est toujours ressorti déguisé, comme un voleur dans une procession de pénitents. Mais c’est peut-être la meilleure façon d’apprendre que d’engranger la connaissance et de la laisser faire ensuite les fruits qu’elle veut, intuitions ou petits éclairs de lucidité.

Je griffonnais des numéros de pages, des noms d’auteurs, des titres d’ouvrages et je re-citais ainsi mes lectures par bribes et copeaux. Cela me servait ensuite à rédiger ces fameux séminaires obligés, régurgitation monochrome d’un repas de lectures plus ou moins indigestes, épreuve collective et inquiétante en diable. Les prises de notes m’étaient bien utiles car j’ai l’esprit synthétique. J’aime tirer les fils entre les choses et construire la géométrie commune d’idées qui semblent être sans lien. Âme architecte ou croupière. Ne rien perdre ou tout vouloir organiser? Comment savoir?

Parfois c’est étonnant d’ailleurs ce qu’on peut faire naître et j’en eus une fois une délicieuse confirmation…

Je travaillais sur Villiers de l’Isle Adam, Contes cruels. Un auteur, et Vera, la nouvelle, sujet de mon devoir. Étudier ce texte, le disséquer, en révéler les incidences, suivre du doigt les théories savantes déjà rédigées, elles, -les veinardes- telle était la mission acceptée et qui n’allait guère s’autodétruire quoique j’en aurais été ravie. J’essayais donc de fournir une nouvelle idée, d’approfondir le mystère d’une négation de la Mort élevée, enfin, à une puissance inconnue . J’aimais cette histoire, cette fréquentation récurrente et quasi normale du fantôme aimé ou de son esprit-présence. Et puis j’aimais la Nuit, la nuit personnage, revenant, elle aussi, et dont savait si bien parler Villiers de l’Isle Adam.

Or Beethoven avait pris en ces jours de travail une importance peu naturelle, elle non plus. J’écoutais son Tripel Konzert, obsession temporaire, bruissant en boucle dans mes oreilles. Je partageais mes heures sans cesse en allées et venues des mouvements de musique à ceux de l’œuvre fantastique, me laissant inlassablement renouvelée par de jubilatoires détails instrumentaux et par d’autres images et subtilités d’écriture.

Je lisais, j’écoutais, je lisais à nouveau, tant et si bien qu’il me vint à l’idée que ces deux œuvres faisaient en réalité cause commune…Villiers ne jouait-il pas lui aussi du piano, en virtuose dit-on? Et j’en arrivai à n’entendre finalement plus que lui, au piano. Je le voyais chevelure agitée, courir de noires et en blanches, entre la nuit et les fantômes de sa nouvelle, ponctuant les notes des apparitions de Vera. Tout se brassait, tout s’entremêlait, tout s’interprétait de façon si parfaite! Je me laissais bercer, m’ imprégnant profondément du rythme du texte et de celui de la musique. Ce n’était plus qu’une seule et même chose, une œuvre orchestrale hétérogène peut-être: la coalition des sons sous le regard et des mots à l’oreille.

Je ne résistai pas, je digressai à mon tour et calquai mon étude sur ce mystère. J’analysai une nouvelle musicale, entrecoupant les séquences semblables, les articulations structurant les mouvements ou alinéas. Ces deux allaient si bien ensemble, étaient si concordants, merveilleusement similaires en moi, en eux-mêmes aussi que je me devais d’en faire l’exposé. Je préparai ainsi une sorte de mixture disparate, faite de thèmes savants collectés sur de petites fiches et d’intuitions musicales floues et sans le moindre étai.

Ça plut au prof qui m’a répondu «brillant…» C’est que je sais si bien tirer les fils qui relient les choses…ha!ha ! Oui oui tu peux rire!

Je passe ce jour ici, dans la bibliothèque. Je suis devenue moins studieuse sans doute car j’ai ouvert l’ordi pour t’écrire. Tu vois… Et j’ai dans mes oreilles les écouteurs de mon Ipod. J’aime moins Beethoven. Mes goûts ont changé mais j’essaie surtout de m’abstraire de l’énorme symphonie pour ventilateur qui brouille en moi les lectures du jour.
 
 

Texte et photo : Anna Jouy