Clypedine1

Bonjour,

Comme convenu, veuillez trouver en pièce jointe une photo de moi prise à la bibliothèque de la Méjanes. Il est normal que vous ne me reconnaissiez pas au premier abordage. Prenez cependant le temps d’observer l’image, vous finirez pas me trouver non folle insensée, voire belle.

En effet, ce n’est pas par hasard si j’ai choisi de me représenter en fissurelle clypidine, appelée aussi « fausse patelle » ou « faux chapeau chinois ». Remarquez tout d’abord l’intérieur nacré et délicat de la coquille (vous ne connaissez de moi en réalité qu’une écriture étrange et compliquée) et le motif s’y inscrivant au centre : ne dirait-on pas une tête – ma tête – gravée sur un camée ? Le rose nacré aux joues, la bouche s’ouvrant en un joli « o » de surprise, les yeux comme des billes d’agate lisant votre lettre m’annonçant la publication de mon recueil « L’inaperçu »?

J’avoue avoir hésité longtemps entre la fissurelle clypidine et le goliath royal au ventre noir de jais… Savez-vous que menacé par un prédateur, l’insecte se renverse et demeure immobile comme un cadavre ? Mais je n’ai rien à craindre de vous, n’est-ce pas ? Admirez le dos noir et blanc de ce scarabée (il faudrait dire cétoine), la symétrie des dessins, des stries et des hachures, la collerette Renaissance et les grippures bizarres… Mais suis-je bête, vous n’avez pas sous les yeux l’image du goliath mais celle de la fissurelle clypidine, plus à ma ressemblance. Le bref instant où je me lève pour reposer le livre sur le présentoir – Quand la nature fait illusion de Gilles Mermet et Yves Paccalet, 570/PAC – j’imagine tous les usagers de la bibliothèque pétris de faux-semblants se transformer illico en trompe-l’œil de la nature.

Entre les rayonnages 520 Astronomie, 550 Géologie, 570 Biologie qui me font face et ceux des dictionnaires et grammaires de roumain/ grec/ latin/ chinois… soupirant de solitude, les livres auraient de quoi sourire. Un jeune homme en chapeau parvient à mon niveau, se saisit d’un manuel de conversation de… Pardonnez-moi mais depuis ma métamorphose en fissurelle clypidine (p.135 l’intérieur nacré de la coquille présente un motif étrange ) je ne parviens plus à lire – mes yeux sont minuscules et dans la position où je suis –collée comme une arapède au rayon 570 juste au dessous de Les Plantes du bien-être, on ne peut distinguer que le cône pointu de mon chapeau chinois aussi faux que le reste. Pourquoi le jeune homme au chapeau ne se transforme-t-il pas, lui ? Les dieux-livres m’ont-ils punie pour avoir commis ces stupides fictions ? Aurai-je plus de lecteurs en fissurelle clypidine qu’en Amélie Nothomb ? Mais à dire le vrai, je ne formule pas ces questions, mon cerveau est tout juste capable de classer les sensations en « glop/pas glop » et plutôt pas glop au moment où le jeune homme m’aperçoit. Je plaide auprès des dieux : même fausses mais nouvelles sont sincères, je les ai écrites avec mon cœur de mollusque… Les livres délibèrent silencieusement. J’attends le verdict.

Le cœur d’une « Fissurelle clypidine » bat-il plus sincèrement que celui d’un « Goliath royal » ? Au moins puis-je m’estimer heureuse de n’avoir pas été métamorphosée en « Molucelle douce », cette plante de Syrie appelée aussi « clochette d’Irlande » ou « fleur aux coquillages »… Il me vient une drôle d’idée : et si c’était l’inverse ? Si c’étaient la fissurelle qui avait été métamorphosée en Ovide ou le « Goliath royal » en Kafka ? Oui, plus j’y réfléchis, plus je reconnais dans les grippures bizarres de ce magnifique dos noir et blanc la patte de Kafka ? Imaginez que tous ces noms sur les livres (je pense bien sûr aux rayonnages 800 de littérature) ne soient que des trompe-l’œil de… Chut… Les livres bruissent de nouveau. On entend les pages se tourner, puis un rire fou vite étouffé, un silence ouaté. Je suis redevenue.

Redevenue, oui mais quoi ? Revenue dans le fauteuil rouge, près de la verrière de l’époque de l’usine d’allumettes. De même que les carreaux rectangulaires en faïence blancs et bleu sur le mur. Ils auraient fourni un bon support à mon précédent corps. Passons. Ma biographie avance bien mais dois-je signaler tout ce que, désormais, vous savez ? Si vous jugez la photo un peu trop sous-exposée, c’est intentionnel, je tiens à garder l’anonymat dans la nacre.

Bien à vous.
F.C.

Clipidine-3.1

 

Texte : Christine Zottele