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Terminus a quo

Novembre. Fin de l’après-midi, il fait déjà noir. Il sort pour faire une petite balade à bicyclette. Allumé les lumières de devant et de l’arrière et hop. Sur le chemin du retour, en s’approchant d’un feu tricolore, en allant tout près de la bordure du trottoir comme il faut, une masse de métal noir le brosse à gauche, l’attrape par le guidon et le lance.

Il se réveille et ouvre ses yeux. Après quelques secondes ? Minutes ? Aucune idée. Il renoue avec sa dernière pensée avant que tout s’éteigne: “C’est ça, suis fini”.

Il est au sol, allongé, sa tête et ses épaules sur l’asphalte, mais le bassin mi-drapé sur la bordure. Ce qui l’étonne le plus c’est qu’il regarde dans la direction d’où il venait. Incapable de bouger.

Il fait très noir. Des phares de voiture qui passent, lentement. Quelqu’un retire sa propre veste et la met sous sa tête. Quelques passants le regardent et manipulent leurs téléphones mobiles et le photographient. Qu’est-ce qui se passe?

Il fait froid. Une voiture de police. Puis une autre et une autre encore. En face, clignotent lentement des feux rouges de voitures stationnaires. Elles sont du mauvais côté de la rue. Des policiers partout, efficaces. Ils ferment la rue en sens unique avec des rubans rouges et blancs.

C’est là qu’il commence à sentir une très forte douleur perçante dans son ventre, puis, plus forte encore, à l’aine gauche. A l’encontre des conseils d’un policier, il essaye de s’asseoir. Impossible.

Les gendarmes entourent une dame avec des lunettes qui dit “je ne l’ai pas vu, du tout”. Ils interrogent des témoins. On confisque la clef de voiture de la dame. Il entend qu’elle doit céder sa voiture, pour vérifier l’existence de traces. Cool, pense-t-il. Il lui semble qu’il regarde un film policier. Reste cloué au sol. Lentement, il se rend compte de la gravité de la situation.

Arrive une grande ambulance jaune. Descendent deux hommes qui lui demandent s’il peut se tenir debout. Ils le saisissent sous les aisselles et il hurle: “Merde ! Arrête ! La douleur est insupportable!”

“Vous avez la hanche cassée”, dit un des ambulanciers. Ils le déposent et vont chercher un brancard. Il est impressionné par le professionnalisme des ambulanciers.

Aux urgences, on lui fait une première radio, tout vêtu. Pour toute sécurité. Un colosse de sergent de police en uniforme entre en scène et veut avoir sa vareuse de cuir. Investigation de traces. Les infirmiers le débarrassent du vêtement lourd, une opération pénible. Surprise. Il y a des trous énormes dans les manches gauches de son pull et de sa chemise, bien que le cuir qui les protège n’est pas endommagée. “C’est normal,” dit le policier, nous le voyons souvent. Son coude est très blessé, la douleur énorme de sa hanche ne le masque plus longuement.

On le roule vers un grand ascenseur. Radiographie. Scan 3D. Conclusion: une longue fêlure dans sa hanche, mais les deux pièces tiennent encore quelque part. “Ça va vous prendre une demi-année de ré-validation”, dit le docteur.

Une heure plus tard il se trouve dans une petite salle; dans le seul lit encore disponible de tout ce grand hôpital de ville. Avec trois hommes qui plaisantent sur leurs prostates et vessies.

Plus tard, les lumières éteintes, il laisse défiler les événements de la journée. Un jeune médecin aux urgences, le premier d’avoir  inspecté ses blessures, lui avait fait remarquer: “Si votre tête avait heurté cette bordure de trottoir ainsi, ça vous aurait tué instantanément, sacré veinard !”

Il ne peut pas, non, il ne veut pas dormir. De sa position stratégique près de la porte ouverte, il jouit profondément de la nuit, des petites lumières qui brillent dans le corridor noir comme des étoiles, du frou-frou de jupe des infirmières presqu’invisibles qui s’y dépêchent.

Un grand calme descend sur lui. Il en est très conscient. Il n’a pas été si lucide depuis longtemps. Toute sa vie se déroule devant lui à la vitesse des rêves. En HD. À l’âge de vingt-deux ans, il était monté dans un train express dont il était impossible de descendre. Même si son sens de la liberté et son optimisme, son courage d’oser des pensées impensables ne l’avaient jamais quitté, il restait enfermé dans des wagons-lits de luxe. Délicat et fort à la fois, il avait été souvent affaibli par des événements non maîtrisables, comme tout ce que les autres disent et pensent. Son humilité, le fait d’avoir toujours  servi les autres, comme un passeur, ne lui avait rien amené.

La douleur le réveille. Il a bien dormi, sans les attaques d’angoisse, sans les cauchemars de tant d’années.

Il ferme les yeux. Il regarde le quai ensoleillé. Il se lève. Il descend du train sans son bagage et quitte la gare.

Sacré veinard.

Texte: Jan Doets