Mes antigones

Oui, bien sûr… mais je ne m’en souviens pas… Sûrement ai-je rêvé d’être la Belle au Bois dormant. Puis j’ai longtemps dormi. Je me suis réveillée. Sans aucun souvenir de rêve. Sûrement ai-je aussi rêvé d’être la jeune fille aux souliers rouges. Les souliers rouges diaboliques aux pieds, elle ne peut plus s’arrêter de danser. Je crois qu’on est obligé de lui couper les pieds, à la hache, pour qu’elle s’arrête enfin. Mais pour être honnête, c’était plus tard. Bien après les contes de ma petite enfance. Ce n’est qu’adulte, en lisant Femmes qui courent avec les loups[1], que j’ai découvert ce conte, oui, donc bien plus tard. Il y avait aussi Vassilissa la très sage à laquelle je ne me suis jamais identifiée mais que j’ai si souvent raconté à mes élèves. La première fois j’avais acheté une mini-poupée de tissu que je sortais de mes poches au bon moment. El les yeux enfants de s’étirer et de briller, et les bouches de s’arrondir… J’adorais ce moment… Pardon ?

Oui, je reviens au sujet. C’est un peu confus. Le monde est confus et mal rangé comme ma tête. Mes modèles, donc. Bien sûr. Ma mère, maman, oui, j’en parlerai. Promis. Plus tard. Je n’ai plus rien à lire, vous n’auriez pas un roman à me prêter, par hasard ? Je crois donc, je suis sûre même, que la première a été Alice. Pas celle de Lewis mais celle de Caroline Quine de la bibliothèque verte, la série des Alice détective, que j’ai dû lire en primaire. Dernièrement, j’en ai récupéré chez mes parents de vieux exemplaires.

Une maison incendiée, une ombre qui s’enfuit, une chevalière en or tombée dans l’herbe, un pare-chocs arraché, un inventeur qu’un escroc a dupé, un carnet vert, contenant des notes rédigées en suédois…

… Tout cela contribue à créer un épais mystère. Les indices sont ténus, les pistes embrouillées. Mais Alice est là ! Alice que rien n’arrête, Alice l’astucieuse qui s’est mis en tête de faire échec au plan diabolique et ingénieux grâce auquel le coupable espère échapper à la justice… Caroline QUINE, Alice et le carnet Vert, Librairie Hachette, 1964

Même qu’à l’époque, j’avais embrigadé trois copines. Comme apprenties détectives, nous notions à l’intérieur d’un carnet tout ce que nous trouvions bizarre ou suspect, une voiture garée quelques jours au même endroit, une apparence un peu excentrique… Nous avons aussi fait quelques essais de filatures mais nous riions trop fort. Heureusement, nous nous sommes vite lassées de ce jeu. Bien sûr, j’ai toujours aimé farfouiller dans les papiers des autres, trop curieuse et surtout de ce qui ne me regardait pas. À propos, vous ne pourriez pas me fournir de quoi écrire ? Du papier et un stylo ? Merci. Un jour, plus tard, époque collège, nous marchions en tête de rang pour nous rendre au stade lorsque trois braqueurs ont surgi devant nous. Le bas sur le visage de l’un d’entre eux m’a fait pouffer de rire avant de réaliser qu’il avait une arme à la main, j’ai fui à toutes jambes en hurlant : « Revenez en arrière, ils sont armés, ils viennent de braquer la poste ! » La fuite, le fou-rire et surtout la peur après-coup m’ont fait définitivement perdre mes illusions sur un éventuel avenir dans la police. Je manquais de courage. Et celui de se l’avouer.

La première antigone qui a bouleversé ma petite vie de petite fille, je l’ai rencontrée dans un livre aussi. Mais pas un livre de fiction, pas un personnage de fiction. Le journal d’Anne Frank prêté par ma professeure de piano. Le choc de la quatrième de couverture. Morte dans les camps, parce que juive ? J’ai raconté mille fois la rencontre de ce livre. Je veux bien recommencer mais ça risque d’être fastidieux. Puis-je avoir un verre d’eau ? Merci.

J’avais exactement le même âge qu’Anne au moment où elle commençait son journal. À la même époque, un feuilleton « Noëlle aux quatre vents » était diffusé à la télévision. Je ne m’en souviens plus du tout, sinon que l’héroïne découvrait que ses parents l’avaient adoptée. Il ne m’en fallait pas plus. C’était pour ça que je ne m’entendais plus avec mes parents. Trop différente d’eux. Trop éloignée de leurs préoccupations. Je ne pouvais qu’être une enfant adoptée et juive qui plus est. Pour m’épargner le traumatisme de découvrir la disparition des miens, on m’avait caché la vérité. Quand j’ai exigé de connaître mes vraies origines, mes parents ont d’abord ri, puis devant mon obstination, n’ont plus ri du tout. Ils se sont vraiment fâchés et ont exigé de moi que j’arrête ces enfantillages. J’ai commencé à tenir un journal. Même un mauvais roman ? Vous n’en avez pas ou vous ne voulez pas m’en prêter ? J’ai besoin de lire. Vraiment.

Ensuite, plus tard, un ou deux ans peut-être, en 3e en tout cas, oui, c’était en 3e – absolument certaine. Antigone, celle d’Anouilh, en cours de français. Parmi mes élèves de troisième, ils étaient peu à l’aimer. Bien sûr, j’ai dû mal m’y prendre. Impossible de me rappeler si au même âge c’était différent pour nous autres. Sûr que pour moi, ma première Antigone, sur le papier, a été un modèle. Alice et Anne étaient déjà des Antigone, à leur manière. Mais si je m’identifiais à elles, je ne cherchais pas à me hausser à leur niveau puisque j’étais comme elles. Il faut plus de courage pour s’opposer à Créon et refuser les compromis. Il faut de la force pour mourir le jour où l’on a trouvé l’aube si belle. Depuis ma première rencontre avec elle, avec la tragédie, j’ai fait d’énormes efforts pour dire non. Non au petit bonheur médiocre que m’offraient mes Hémon, Ismène et Créon. À cette première Antigone, d’autres sont venues se superposer, parfois même elles ne s’appelaient même pas Antigone mais je les reconnaissais toujours. Et toujours elles vivaient en moi. Vous ne voulez pas qu’on continue demain ? Je suis fatiguée. Antigone me fatigue. Rien que d’y penser… elle m’a usée… m’use encore…

Si vous y tenez… D’accord, je vous le promets. Vous ne pouvez pas savoir le plaisir que ça me fait, ce livre. Non, non, je n’ai rien contre la poésie contemporaine. Bien au contraire. J’ai compris que les romans ne me faisaient pas toujours du bien.

Après Antigone, en entrant au lycée, c’est Madame Bovary qu’il a fallu lire. Je n’ai ni aimé ni compris ce roman. Trop tôt. J’ai préféré Nerval, Aurélia ou les filles de feu. Une camarade de classe, dotée d’un bien précieux, un grand frère à bottes indiennes, m’a fait découvrir Ringolevio d’Emmett Grogan en même temps que Sur la Route de Kerouac. J’ai aimé être ainsi bousculée et rêvé de l’Amérique, d’une certaine Amérique, de la Californie des beatniks. J’avais toujours Antigone en moi. Insidieusement, pourtant, j’ai commencé à dire oui. Un oui tacite. Un oui non prononcé. Puis murmuré, du bout des lèvres. Oui à un premier amour et déjà l’adieu au voyage tant désiré (alors que de petits boulots en petits boulots les économies avaient été réunies). Antigone a rapetissé. Faut-il vraiment que je continue ? Je suis devenue Emma. Flaubert a menti : elle ne s’est pas empoisonnée. Elle a d’abord étouffé mon Antigone avant de me suicider à petit feu.

Oui… tout cela n’est que triste et banal… Pas du tout tragique… et puis sont nées d’autres petites antigones qui se chamaillent à coup de Non, merci !… les voilà qu’elles jouent les Cyrano… sans le panache. Car elles sont mesquines mais petites antigones. L’une dit non aux copies à corriger, aux notes aux évaluations et aboie sur les élèves qui ne rendent pas leurs devoirs dans les délais. L’autre, un peu trop enrobée avec l’âge, dit non au dessert, la mort dans l’âme, rictus substitué au sourire. Une seule m’attendrit : celle qui dit non aux souliers rouges qui la feraient danser la danse du diable sans jamais s’arrêter… elle renonce ainsi aux pieds coupés et elle marche allant son chemin…

Texte : Christine Zottele

[1] Il existe plusieurs versions de ce conte cruel « Les souliers rouges », dont une d’Andersen ; Clarissa Pinkola-Estés en livre une version germano-magyare dans Femmes qui courent avec les loups, pour illustrer la perte des instincts sauvages.