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Ce site des Cosaques aspire à offrir un refuge aux dépaysés. C’est ce qu’explique l’ À propos ci-dessus.

Il n’y a pas besoin d’émigrer pour se sentir dépaysé. Le monde le plus proche autour de soi peut dépayser, son propre pays ou sa propre famille. 

Pourtant, il y a des dépaysés au sens littéral. Le Major Syvorotka en a rencontré plusieurs autour du monde. La plupart d’entre eux semblait vouloir oublier leur origine le plus vite possible, aux États Unis par exemple, le ‘melting pot’, le creuset des races. Mais il y a aussi les apatrides,  des personnes qui continuent de se sentir fortement liées à leur culture et terres natales. Bien que réussissant avec grand talent, tenacité et succès à s’établir dans un pays inconnu, elles ne se sentent jamais coupées de leurs racines. Selon l’expérience personnel du Major Syvarotka, ces gens viennent souvent de pays où le culte des ancêtres est transmis d’une génération à la suivante; c’est dans le sang.

Le bonheur de compter parmi les Cosaques trois auteurs d’origine vietnamienne, Lan Lan Huê, Sabine Huynh et Anh Mat, lui ramène d’heureux souvenirs. Par exemple quelques uns de son premier ami vietnamien : Monsieur Ha Thuc Can.  Dans ces carnets, il écrit:

Ha 1982-7

Pendant mon deuxième séjour le long de la mer sud-chinoise, je passais plusieurs fois par an par la ville du lion, Singapour, en transit pour l’Europe ou Bornéo, m’y reposant pendant quelques jours. Un de mes lieux favoris était le Ming Court Hotel avec sa petite terrasse sous le drapeau français où l’on pouvait prendre des vrais croissants, son portail d’entrée gardé par des Cosaques orientaux, ainsi que le petit Tanglin Shopping Centre, bâti au début des années 1970, juste à côté.

Ming Cosaques

TanglinSC

Au Tanglin Shopping Centre, je retrouvais mon contact d’antan pour accéder au monde des céramiques orientales antiques, monsieur Goh KT, propriétaire du ‘Moongate’ = La porte de la Lune. Je l’avais visité pendant les années 60 dans son magasin merveilleux et mystérieux sis dans une ancienne maison coloniale à Orchard Road, ceci avant que des bulldozers y arrivent afin de border cette avenue de gigantesques hotels. À l’Orchard Road, il avait un jeune assistant Loh Teh Soon, qui est encore mon ami. Je lui ai parlé au téléphone hier. Les deux étaient liés en amitié à mon ‘ami céramique’ Ken dont a écrit autre part le Curator de contes.

Vous vous demandez déjà : “Pourquoi dois-je lire tout ceci?” et je réponds: “Entre les dépaysés, on aime se raconter, écouter n’est pas obligatoire”.

Ce petit “Shopping Centre”, totalement démodé déjà en 2015 – car à Singapour tout est sacrifié au ‘fast buck’ – avait et a encore tout ce dont a besoin un visiteur en transit et culturellement intéressé: une librairie, plusieurs magasins d’antiquités, plusieurs galeries de peintures modernes et anciennes, un magasin d’électronique, le cabinet d’un médecin généraliste, un tailleur chinois qui pouvait me faire quelques pantalons dans une seule nuit (un costume en quelques heures de plus) et un restaurant Dim Sum dont je rêve encore trente ans après ma dernière visite. Je les ai fréquentés tous entre 1976 et 1982 et même quelques fois après. Mon ami Loh y a depuis les années 1970 son propre entreprise superbe, KenSoon Asiatic Art et il me garde au courant.

C’est Monsieur Goh qui en Tanglin SC m’a introduit auprès de Monsieur Ha Thuc Can (photo d’entête), qui avait justement ouvert sa galerie Funan. Cette photo a été prise peu d’années après qu’il avait été évacué par le dernier hélicoptère partant du toit de l’Ambassade américaine à Saigon. Un grand Monsieur. Longtemps, il avait été cameraman au Viêt Nam pour la NBC, la chaîne américaine. C’était aussi un grand connaisseur des arts orientaux, de l’art vietnamien, l’art de Champa et en particulier leurs statues.

J’étais très intéressé en l’art de Champa. Le livre de George Cœdès: “Les États hindouisés d’Indochine et d’Indonésie  – Champa (zone centrale du Viêt Nam moderne), Sriwijaya (sur Sumatra) et Majapahit (centré à Java), des grandes civilisations – était mon livre de chevet longtemps. C’est des territoires de ces royaumes d’il y a plus de six cents ans que venaient les céramiques antiques et d’autres artéfacts les plus belles que je voyais chez mes amis.

Monsieur Ha avait pu évacuer une grande partie de ses collections à Singapour et à Paris où vivaient sa femme et deux enfants qui recevaient, là-bas, une éducation française. J’ai fréquenté sa galerie pendant quelque cinq ans et nous sommes devenus amis.

En août 1982, passant par Singapour alors que j’étais en transfert final vers l’Europe, Ha Thuc Can m’invita pour une soirée à sa maison, la veille de mon départ.

Ha 1982-1

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Une soirée inoubliable. Il avait invité un guitariste classique vietnamien qui avait étudié chez Andrés Segovia. Ayant consulté le web, je pense que son nom est Trịnh Bách. L’ hôte au milieu de la photo était le médecin géneraliste chinois du Tanglin SC, Goh Poh Seng. J’étais bien étonné de découvrir qu’il était un poète connu. Il declamait des poèmes de son recueil sorti quelques mois avant, “Bird with one Wing” (Oiseau à une aile).

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La dernière fois que j’ai rencontré Ha Thuc Can était en 1983, quand j’étais de passage lors d’un voyage de travail. Dans sa galerie, il avait beaucoup à raconter. Il avait ouvert un deuxième magasin, à Hong Kong, mais son projet chéri était de réaliser son rêve: rentrer au Viêt Nam, sa terre, ses contemporains et ses ancêtres. Il ne voulait plus suivre sa famille en France. Il y avait bâti une maison déjà avant sa fuite en 1975, près de Saigon, avec l’aide d’artisans qui taillaient sur les murs des motifs typiques de la grande civilisation Cham. C’était perdu. Maintenant il était en train de bâtir une maison à Thu Duc et il allait conseiller le Ministère Vietnamien de Culture pour préserver le héritage de sa patrie.

Ha 1983

Ce n’est que récemment que j’en appris beaucoup en plus sur cet homme modeste. Son nom est bien présent sur l’internet. Pour les journalistes américains qui couvraient la guerre à Viêt Nam, il reste légendaire. Le journaliste Américain Morley Safer a écrit un livre sur le massacre de Cam Ne par les Américains (1965), dans lequel il mentionne le rôle héroïque de son cameraman Ha Thuc Can lors de cet événement. Leur rapport était très gênant pour le gouvernement américain de l’époque. Récemment le correspondant fameux Peter Arnett, Néozélandais, a aussi écrit sur Ha Thuc Can : “he had a unique feel for the cultural dynamic of his homeland”, il avait un sentiment unique pour la dynamique culturelle de sa patrie”.

Il n’a pas pu profiter de son rêve longtemps. Il mourut en 2007, des suites d’une grave maladie. Je pense à lui souvent, en regardant mes ‘pots’ de porcelaine dont les exemplaires vietnamiens me viennent de lui.

Sur Goh Poh Seng, homme très modeste aussi, j’en appris également beaucoup, mais plus tard. Lui aussi était un dépaysé . Né à Kuala Lumpur dans une famille d’Overseas Chinese, Chinois d’outre-mer,  ayant étudié dans sa ville natale et à Dublin, Irlande, il pratiquait la médecine à Singapour pendant quelque vingt-cinq ans. Durant cette époque il était très actif dans la vie culturelle de cette ville . Après l’indépendance de Singapour il fut leur premier Ministre de la Culture. Il publia avec succès plusieurs romans, des recueils de poésie et des pièces de théatre. Il émigra à Canada en 1986 et s’établit à Newfoundland, Terre-Neuve. Il mourut à Vancouver en 2010 après une longue lutte contre Parkinson’s. Il y a plusieurs vidéos sur lui sur Youtube – un long interview et une biographie en photos. Sur l’internet on trouve aussi un site web dédié à lui ainsi qu’un article informatif sur Wikipedia.

Des chaînes de rencontres dues au hasard ont marqué ma vie. Le beau hasard. Des rencontres qui suggèrent des retrouvailles avec des hommes et femmes que l’on a bien connus dans une autre vie. Ces amis ne sont pas morts, ils vivent en moi et j’aime bien vous les presenter.

Texte : Jan Doets

je suis l’oiseau qui n’a qu’une seule aile
ignorant comment rentrer de la nuit
façonnée de malveillance
portant les paranoïas des temps
où les tribus et les nations
se disputent leurs caveaux
pleins de squelettes

Une des strophes de “Bird with one wing” de Goh Poh Seng, 1982, trad. Anna Jouy