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Starego Miasto Blog

C’était quelque deux semaines plus tard, je pense. De la neige fraîche était tombée un dimanche matin, et j’avais fait une promenade dans la ville, comme d’habitude.  Il n’y avait rien d’autre à faire en ce matin gris. Là, entre les épaves du Rynek Starego Miasta, le marché de la vieille ville,  mon esprit pouvait errer vers tout ce qui était et demeurait perdu pour toujours.

Je fis une pause un moment dans la vieille cathédrale, qui étendait ses murs nus vers le ciel morne, proie des vents, sans la protection d’un toit, où un promeneur occasionnel, tête nue, les mains jointes, accomplissait sa dévotion devant un autel imaginaire.

On continua, en trébuchant parfois sur le sol gelé dans les ruelles, le long des ruines encore pleines d’épaves, montrant la profondeur de leurs voûtes noircies par l’incendie.

On y grimpa en rond, en les reconstruisant dans notre imagination, à la recherche d’un peu de vie et d’humanité. On n’en trouva beaucoup, sauf une inscription par ici et par là, une statue brisée par le feu qui élargissait par ses contours le vide désolé d’un mur.

Mon attention fut attirée par un portail, l’entrée d’une école ou peut-être d’un monastère. Là, de manière inattendue, dans la pénombre, Mentlewicz apparut devant moi, son bonnet de fourrure tiré en bas vers les sourcils, son col tourné en haut. Impossible de dire d’où il venait. Peut-être venait-il de chez quelqu’un qui demeurait au bout du corridor. Ou il aurait pu être là depuis long avant mon arrivée.

Il sursauta, je l’avais surpris ? Il hésita un petit moment, sourit timidement et disparut derrière moi. J’avais le sentiment d’avoir été indiscret, d’avoir vu quelque chose qui ne m’était pas destiné, traversé une route qui mène au danger, vers le dénouement imminent d’une affaire obscure. Lentement, je rentrai chez moi, inquiet et misérable. Il recommença à neiger et, tournant un coin, un coup de vent me frappa. Un précurseur du mal ?

Mon inquiétude ne céda pas pendant les semaines suivantes. Émergea des rumeurs sur des lois nouvelles, plus rigides, la découverte d’un complot que l’on avait pu étouffer dans l’œuf, des arrestations imminentes.

Une semaine après arriva la nouvelle d’une source très fiable que la nuit d’avant un train avait été immobilisé dans une gare de triage, rigoureusement gardé. Une longue rangée de wagons à bétail, d’où on avait entendu des cris. Encore un transport vers l’Est.

Au restaurant, pendant le déjeuner, le propriétaire s’assit à ma table et commenta cette nouvelle. Il parlait avec une insolence dans les yeux (de l’autodéfense peut-être),  comme si l’information ne le touchait guère.

“À propos, Mentlewicz,” mentionna-t-il par interjection, “Mentlewicz est parmi les déportés aussi. Vous vous souvenez : vous m’avez interrogé sur lui, un soir. On l’avait averti souvent, même récemment ; il a eu toutes les opportunités pour se sauver. Mais il ne voulait pas.

“Mentlewicz était un drôle d’homme. Le jour avant son arrestation, il vint ici et insista pour  me vendre cette bague à n’importe à quel prix. Il ne voulait plus la porter, même plus la posséder. Je ne sais pas pour quelle raison absurde.”

Il s’adossa et chercha l’objet dans son gousset. J’avais la bague entre les mains. Je cherchai dans ma mémoire une amorce, un détail irréfutable, une preuve de son identité. La bague était de la même couleur chaude, du même or doux. Le profil du visage, la couronne de laurier, le nez un peu long étaient identiques. La pierre était un peu endommagée au coin supérieur, mais ma mémoire ne m’aida pas.

Qu’est-ce qu’avait forcé Mentlewicz à vendre la bague ?  La même peur qui avait saisi Dembinski pendant des années ?  Une superstition similaire ? D’avoir un talisman dont il avait perdu la foi ? Ou un pacte ?

Impossible de le dire. Point de sortie du labyrinthe de mes pensées. Le seul qui aurait pu répondre avait été déporté dans un train, roulait vers l’Est, en journées terriblement  lentes, par une plaine infinie, sous la neige et un vent glacial.

Le propriétaire empocha la bague avec un geste indifférent. Il me regarda curieusement amusé, comme s’il avait deviné mes pensées. J’abandonnais mes recherches après une explication satisfaisante.

Dembinski était mort, Mentlewicz en transport vers un camp de travail à l’Est qui pourrait devenir sa tombe. Les deux avaient gardé l’essence de leur secret, pour de bon. Que pouvait-on faire d’autre que se perdre en conjectures, de vaines déviations ?

(épisode final à suivre 15 août 2014)

F.C. Terborgh, La bague (1954), traduction du néerlandais par Jan Doets