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PâquesPékin Blog

Le coolie s’était-il trompé de rue ? Ou avait-il pris exprès une fausse direction ? Aussi brusquement qu’il s’était arrêté, il redémarra à l’allure du pas, en changeant parfois de direction. Bientôt, on passa le long d’un haut mur, l’enclos d’une maison probablement, des arbres penchaient par dessus la maçonnerie. La lueur de la lune était visible à travers les feuilles. Puis, après un coin, apparut une croix pâlement illuminée, au-dessus des coupoles, toits et murs.

Sur le champ libre, le véhicule branlant faillit quelques fois se renverser dans des fossés inattendus qui traversaient l’herbe. Alexandre Ivanovitch était soulagé d’avoir atteint le point final.

Le service devait avoir commencé bien avant. Il entra dans une église comble jusqu’aux portes, en pénétrant dans une fumée lourde de cire de bougie, d’encens, d’ail et de transpiration humaine, montant des vêtements non lavés et des peaux de mouton.

Il voyait devant lui un éventail d’échantillons de tous ceux qui avaient vu la lumière du jour entre l’Oural et Wladivostok, de tous ceux qui appartiennent aux routes des caravanes, aux postes-frontière des steppes et qui ne s’étaient habitués que très tard à une vie dans les banlieues d’une capitale : des Chinois, des Mongols, les visages accentués de Turkmènes, des visages larges de paysans russes, des fonctionnaires de villes provinciales de la Sibérie, tous habillés en vêtements du siècle passé.

Des apparences maigres, émaciées, en tenue de cosaques, des fermières à pommettes larges et des nez pointés sous des foulards foncés. Bref, une foule hétérogène et laide qui aurait dérobé tout l’effet cérémoniel sans les bougies, les bougies minces aux mains des pratiquants, dont la lumière chaleureuse les embrassait tous et les liait dans une dévotion enfantine.

Ceux qui s’étaient réunis ici n’étaient pas une colonie d’émigrés, mais une communauté beaucoup plus vieille, menant sa propre vie depuis des générations, voire des siècles. Un reste de la Russie tsariste peut-être, mais surtout venant d’au-delà des régions frontalières des steppes, sans époque ni date. Il se rappela qu’il y a deux siècles, Moscou était la première à sceller un pacte d’amitié avec l’Empire Célestiel à base d’égalité, quand les puissances de l’Ouest s’occupaient en vain à obtenir des droits commerciaux dans les ports, sous l’humiliation de prostration, en offrant des cadeaux qui étaient interprétés comme d’une tribu.

Trigubov se fraya lentement un passage dans la foule. Trois nonnes en tenue de monastère orthodoxe lui barraient la route, des visages larges, chinois, inexpressifs. Par ici et par là, entre les dévots, émergea une piètre apparition légèrement penchée, en tenue la plus drôle, comme on trouve dans les parcs des grandes villes, pendant la nuit, le long des quais déserts, qui n’attend rien, sans perspective, un paumé du petit matin.

On pouvait se risquer à une estimation de la grandeur de la communauté d’émigrés échoués ici sans l’espoir d’aller autre part.

La fumée des cierges et la chaleur l’angoissaient. Son regard chercha un point de repos. Les murs étaient blanchis à la chaux et décorés avec des fresques primitives et par les portes étroites de l’iconostase solidement plaquées à l’or, il y avait un va-et-vient de prêtres, ces poupées russes barbues, des Mongols aux visages lisses, des Chinois à fine moustache, tous tournaient en rond comme les poupées dans le clocher des horloges selon des règles mystérieuses.

Des enfants chantaient la litanie avec des voix dures, insensibles, rien ne rappelait la force chamanique du chant grégorien. Le service avait une forme creuse, dérobé de sa puissance profonde et éloigné aussi loin de la Russie que les visages des trois nonnes.

Puis, son regard tomba sur un enfant devant lui. Un garçon d’à peine sept ans, serrant un cierge brûlant dans son petit poignet. Le gamin avait levé sa tête avec sa chevelure ondulante en haut, entre les dos des adultes lui obstruant la vue. Il portait une tenue de marin, avec une cravate en soie noire. Une amah chinoise était derrière lui, la main sur son épaule.

Alexandre Ivanovitch se souvint des blouses de marin de chez lui, des années longues avant son départ en 1907. Depuis, plus de trente ans étaient passés, plus de vingt ans depuis la Révolution. Le souvenir de cette image innocente de son enfance l’émut fort, un bref moment seulement puis l’ennui le ressaisit : une colère contre des parents voulant lier leurs enfants aux formes d’un monde qui avait déjà été détruit il y a une génération.

Pourquoi avait-il cédé devant l’insistance de Fjodor Efremovitch ? Il aurait pu savoir de trouver ici des échoués, des fantômes d’un empire périmé.

( à suivre )

F.C. Terborgh,  Diaspora, nouvelle en cinq épisodes (1954, nouvelle conçue à Pékin, mai 1942). Traduction du néerlandais par Jan Doets.