Au bord de l'eau-1

Dernier jour de janvier près du poste frontière, les eaux de la rivière qui sont en pluies couleur de terre, de tabac sec, courent presque vertes mollement, tout est morne, figé, hors elles seules au regard entre la rougeur terne d’une rive opposée, trait de craie malhabile sous les racines d’arbres endormis et la ligne ferreuse de la route qui tourne brusquement. Un peu de réflexion grise comme le mortier. Traverser par le bac, mais lui gît échoué. Dans la case en briques de terre, toit de palmes tressées, fraîche, solitaire, ombrée, vide aussi, il dormit à même le sol de la première nuit sous des essaims de libellules et suivant le tracé, yeux rouges, milliers d’ailes, un silence vibrant. Et l’on portait des grumes entières par de gigantesques détours.

Ou l’on traversait en pirogue, n’allant pas loin de l’autre côté. On se noyait souvent, parfois de nuit, le fond plein de ferraille et dit-on d’ossements. Le bac était engravé. Au sortir d’un virage plus haut, une baraque en planches divisée, bureau, dortoir, barrière avec un écriteau, ce bout de terre coupé par le cours d’eau, quelques cases et la sienne nichée au sein d’une éclaircie. Il balayait devant de l’aube et les abords, à la source remplissait d’eau claire un bidon, joie simple, discrète d’aller, chants d’oiseaux mais le bras douloureux du retour, la raideur du dos, de la main, s’arrêter souvent, changer de côté, repartir sous le regard des filles qui se moquaient dans leur patois, il le savait.

Il ne connait pas porter sur la tête. Souffrir de ne pas savoir faire. Persévérance à sa mesure dans ce martyre. Et son fardeau enfin posé là où n’entrait presque rien de lumière, il fendait deux morceaux de bois, passait son café, s’en allait au bord de l’eau quand cascadent les hirondelles qui sont de forêt, rasant la ligne basse, tranchant l’air chaud. Guet du passage de jacos, criards à heure régulière, nombre et date du jour, poses de calaos sur d’hautes branches à la lisière, trois ou cinq toujours, aimant rester sur les cimes, leurs clameurs de trompettes et leur vol en festons, et lui la tête renversée, suivant des ombres, les gens étonnés, et des hordes aussi de petits papillons, des pigeons verts qui filaient en gloussant.

Des semaines passèrent. Patate douce, igname de cinq heures, laisser venir la nuit, moment d’orange douceur, s’élancent les premières effraies, le pas des villageois, plus bas l’ombre du bac disparaissait, les arbres ressemblaient à une sombre tenture où derrière flottaient encore les reflets rosés du couchant. Ecouter la voix émoussé des coqs, le chant d’une grive, assourdi, dernier, la polyphonie des grenouilles. On frappe ça et là du bois mort, quelqu’un crie un silence plein de sons clairs. Lui tombé d’un monde dans un autre où il ne sait que faire de lui-même. Il y a une pesanteur, et c’est la sienne. Se voir lever le bidon jaune, peiner le long du chemin. Il ne voulait pas être fort.

Achève la nuit de se répandre, d’occuper les recoins, on porte de K. la boule de manioc qu’au poste le chef regarde sans cesse en mangeant, lui assis contre le mur encore chaud, le bruit de succion des doigts. Et le chef sortant du bureau, faisant ses pas devant la barrière. La peine et le jeu, ceux qui refont la même partie, abattent toujours les mêmes cartes, se murmurent que s’ils n’ont pas gagné ils n’ont pas non plus trop perdu, ceux qui raflent à coup sûr la mise mais tout compte fait rien et lui, d’où il se tient, qui observe la table, les ombres qui marchent pourvu qu’un hibou ne se pose pas au bord du toit. Il dit ce qui se peut dire d’un passé sans éclat et ce qu’il aurait aimé, il est allé au Mont Gerbier-des-Joncs, une fois à l’opéra en sortie scolaire, au théâtre voir quoi, n’importe ! il est ici, d’ailleurs il ne dit rien, n’avoir pas à répondre et ça il sait faire.

Evidemment il n’écrit pas, se trouve sans imagination (ne se trouve pas), ce n’est pas à son âge, se promet d’essayer quand même, compose en raturant, s’il reste au bord de cette rivière, disons durant vingt ans sur ce bord-là, que le corps et l’âme tiennent, il pourra peut-être faire une petite œuvre, de celles qu’on trouve par hasard, qui vous tombent sous la main, qui sont sans fulgurance mais se lisent bien et dont émane le charme indéfini de la tristesse. Il pense que l’écriture est forme de peine capitale, c’est se soumettre à la question pour des livres qui parlent tous de la même chose, avec seulement quelques différences de manière et le labeur de l’écrivain qui fait se pencher sur la table ou sur les genoux pour donner forme, coûte que coûte, au drame de la vie humaine, en un livre de plus qui n’aura pas de poids, comme si l’on ne savait pas ce que c’est vivre, qu’il faille encore revenir à soi. Va sur la rive, masse du bac et des papillons.

S’endort dans les vapeurs de pétrole, rêve souvent qu’un pêcheur capture en son filet un énorme silure et qu’entre chaque hoquet de l’asphyxie le poisson prononce un nom et ce nom qu’il ne comprend pas résonne, le bac n’est plus retenu par ses câbles et prend le fil du courant, disparait, le passeur lui aussi crie un nom et ce nom retentit longtemps entre les murs de la case et de la forêt, roule encore en lui lorsqu’il se rend à la source et en revient, les membres endoloris. Il se disait que bientôt la rivière serait immobile, se cacher au sein d’un bout de paysage semblable à un éclat de verre, lumineux et trouble à la fois, il n’y aurait plus que le tournoiement des milans et d’un aigle pêcheur, les brunes découpures de leurs ailes sur l’air chaud, l’incessante rayure du vol des hirondelles et le rire vulgaire des martins, la vie pareille à une histoire dans un livre dont il manquerait les pages à la fin, un conte sans morale, un drame sans dénouement ou plutôt la dernière page seulement serait absente ou encore le dernier mot et sans lui l’on ne saurait rien. La vie n’a pas prévu de forme pour lui, sinon la lassitude d’être soi.

À D. où ce qu’il aimait autrefois, arpenter inlassablement les rues sous un couvert de nuages gris-noir, n’offrait plus d’attrait, restait assis devant l’auberge comme un écrivain au café puis il était parti pour K. parce qu’il aimait la forêt. Ne plus ressentir le besoin d’être en de grands paysages ou les villes, suffisent un rai de lumière, le coloris d’une fleur ou d’un oiseau, ce qu’on voit du pas de sa porte comme voient les vieux lorsqu’ils sont assis, trouver en un détail encore plus petit une certaine douceur absente du cœur humain. Dans la forêt, on n’avise pas loin, tout à portée du regard, l’horizon n’est plus la ligne que l’on se promet d’atteindre mais quelque chose en soi qu’on ne sait pas bien, tout rêve d’une autre destinée s’éteint dans le bourdonnement des mouches. N’est qu’une piste étroite à suivre où le tournant rassure, et dans cette profusion se disait qu’on est à chaque pas où l’on va, qu’au bord de l’eau sans traversée, bac rouillant et les pirogues inutiles et depuis long temps le poste fermé, le bidon qui n’a plus de poids, au bord de l’eau dans l’immobilité, il lève des listes, deux longibandes, cinq à joues brunes, un tisserin noir de Vieillot, se dit encore que bientôt, dans la tendresse du matin, il pourra ne rien faire enfin, rien.

 

Texte : Serge Marcel Roche