Chat

Dialogue 1

J’étais assise face à la mer. Le banc était froid. Une écharpe sur les épaules. Le regard vers les étoiles, lumière chaude, vibrante. J’avais passé la nuit à réécrire un texte, accepté selon la formule «sous réserve de modifications ». Doux euphémisme pour le travail de fond demandé. Quand une voix s’éleva à côté de moi.

-Beau temps, n’est-ce pas ?
-C’est vrai, un peu frais tout de même.

J’avais répondu machinalement. Je n’avais pas vu la personne s’asseoir à côté de moi. J’ai tourné alors la tête et vu sur le banc, un chat. Il était tard, était-ce la fatigue d’avoir travaillé toute la nuit, mais je n’étais nullement surprise. C’était un chat qui ne semblait nullement errant, de ces chats abandonnés qui mangent un peu partout. Ce n’était pas un chat non plus qui semblait appartenir à une famille, où il y aurait eu un enfant qui l’aurait investi, un chat hominisé quoi, humanisé ne serait pas encore le propos… Il semblait un chat libre de tous ces genres de vies. Nous avons continué à deviser le plus simplement du monde. Je lui dis alors

-Je viens souvent. Aujourd’hui les pêcheurs sont partis plus tôt. J’aime bien les regarder préparer leur bateau.
-Moi, je viens toutes les nuits, ici. J’aime les poissons, me répond le chat.
-Vous les mangez ?
-Non, non, je les regarde.
-Cela ne vous attire pas tous ces poissons qui frétillent ?
-Vous ne me croirez pas, mais j’aime les observer. Leurs couleurs, leur ventre, leur tête, leurs yeux aussi. Même à travers un bocal. Peu importe. Tout m’intéresse chez le poisson. Je l’imaginais rôdant autour d’un bocal, non avec ses yeux de voleur mais avec le regard aiguisé du déchiffreur d’énigmes.

Chat-1 Chat et bocal aux poissons rouges, Koson Ohara, dit « Shoson », 1931

J’étais surprise de sa conversation. Je lui demandai alors :

-Comment vous appelait-on ? Je connais bien le port, c’est pour ça, je vous le demande. Nous nous sommes peut-être rencontrés auparavant.

J’avais fait une étude sur la vie du port, moi aussi dans une vie antérieure, mais pas tout à fait dans le même sens que celle du chat, dans une vie antérieure professionnelle, pour gagner ma vie, payer mon eau, mon électricité…

-Peu importe. Les gens ne me remarquaient pas. Oh, et puis si vous voulez vraiment le savoir. Allez donc au cimetière. Il y a une dalle au fond, en dehors de tout, sur un terrain qui finit dans la campagne. Ils m’ont enterré dans le carré des anonymes, avec les indigents car ils ne savaient pas d’où je venais. Je ne sais qui, me laisse une fleur, allume une lanterne parfois, à la fête des morts. Cette personne, me suis-je dis, a peut-être pitié des gens comme moi. Je n’avais pas de famille. Ou peut-être a-t-elle pensé à son destin futur. Et elle agit comme par prévention pour elle-même ! C’est ce que je me suis dit. Mais peu importe. Il faut savoir accueillir ce qu’on vous donne, n’est-ce pas ? Je vais où je veux maintenant. Je suis libre.

-Que faisiez-vous dans votre précédente vie ?

Le vent est monté. Comme par hasard. A ce moment-là. J’ai du trop insister. J’ai vu s’effacer le chat, son visage, ses moustaches. Ses yeux ont persisté un peu plus longtemps. Puis tout a disparu. Il m’avait parlé, il m’avait dit des fragments d’une vie que je suis venue à imaginer. A compléter. Des brisures de parole, riz éclaté qui résonnait dans ma tête. Qui alimentait ces karmas d’homme, ces karmas de chat. Paroles enfouies, imaginées, plurielles.

Que deviennent les âmes une fois qu’elles ont passé le seuil de leur vie ? Parfum de l’au-delà, le chat me montrait une vie après la mort. Pendant que j’étais plongée dans mes idées, soudain je crus entendre un miaulement le long des échoppes du port.

Chat-2Les 53 stations du Tokaido, Hiroshige, 1ère étape. Shinagawa-juku

J’imaginais le port, du temps du chat. Les êtres humains finalement ne changent pas avec le temps. Les chats peut-être non plus. Je regardais les lanternes, j’observais le va-et-vient des marchands. Les porteurs et leurs provisions. Les voiles au loin sur miroir bleu. Le ciel déchiré de blanc. Soudain le chat réapparut.

-Ah, je suis contente de vous voir revenir ! lui dis-je. J’avais peur que mes questions ne vous aient importuné ! Je voulais vous parler.
-Oh, non, il m’en faut bien plus ! Mais oui, parlons ! Tenez, cela me fait penser à un petit dialogue que j’avais lu de mon vivant, du temps de ma dernière vie.
-Oh, racontez-moi !
-C’était un temps où j’étais comme vous, plongé dans les livres. C’est un échange qu’on pourrait faire entendre partout dans le monde d’ailleurs.

Il se tut et parut se concentrer comme pour réentendre l’histoire et apprécier le poids de son énigme. Il prit son souffle et dit :

-Cela vous intéresse au moins ? Je ne voudrais pas vous importuner !
-Oh, dites-moi, j’adore les histoires, lui dis-je, vraiment !
-Eh bien voilà :

Un jeune homme alla trouver son Maître et lui dit : «  Puis-je te parler ? »
Le Maître lui répondit : «  Reviens demain. Nous parlerons.»
Le lendemain, se présentant à nouveau à lui, le jeune homme lui dit : «  Puis-je te parler ? »
Tout comme la veille, le Maître lui répondit : «  Reviens demain. Nous parlerons. »
Hier, je suis venu, répondit, déçu, le jeune homme, et je t’ai posé la même question. Refuses-tu de me parler ?
-Depuis hier, nous dialoguons, répondit, en souriant, le Maître. Est-ce de notre faute si nous avons, tous deux, de mauvaises oreilles ? [1] »
-…
Je m’exclamai, après un temps de silence :
-Elle est magnifique… «  Tous deux, de mauvaises oreilles, a dit le Maître ». Crois-tu que nous aussi, nous avons de mauvaises oreilles.
-Moi qui croyais qu’une fois dans l’au-delà, nous aurions de meilleures oreilles. Eh bien, détrompes-toi.

Nous nous somme tutoyés après l’histoire. Qui était du maître, ou de l’élève… nous étions encore imprégnés de ces phrases et nous les avions poursuivies dans notre conversation.

-Est-ce que c’est lié à sa dernière vie, à ce que l’on a pu penser, là où l’on en était…me hasardai-je, ne voulant pas froisser le chat.

Il aurait eu des épaules humaines, je crois qu’il les aurait haussées. Je me disais qu’il aurait fallu que nous nous trouvions une heure qui ne soit ni de jour, ni de nuit, ni de cette vie, ni de la prochaine. Nous aurions pu parler ainsi comme en dehors du temps. Mais est-ce un vœu pieux. Ma difficulté de ne pas voir les coupures… entre les vies. Mais est-ce qu’il y a une coupure véritable entre les vies, et l’expérience des précédentes n’influencerait-elle pas les futures ? Le chat crut m’entendre. Il rétorqua :

-Parfois, je ne sais plus ce que j’étais à ma précédente vie. Alors, tu penses, les précédentes encore ! C’est le gouffre noir.
-Mais ne crois-tu pas que les expériences passées restent, même si l’oubli est passé sur elles ?
-Peut-être, oui, peut-être, non. Mais quand je me promène par ici, près du port, je vois bien que non. Les gens changent de vêtements, de mode de vie, mais en eux… qu’est-ce qui change ? Peut-être certains changent, mais pas tous, c’est sûr.

J’entendis alors la délicatesse du chat. Il voulait m’épargner ces questions qui entravent la vie. Respecter mon temps. Ménager mes espoirs. Je m’enhardis alors.

-Tu as peut-être remarqué quelque chose ?
-Oh, rien …

Le chat me tourna alors le dos. Il s’éloigna. Je ne vis cette fois-ci que la rondeur de son dos. Comme un trait de pinceau où l’eau s’accrochant à l’encre, aurait retenu les fibres de son museau, le bout de ses pattes et la courbe de sa queue. Du noir au gris retenu dans les marges, une palette de rondeurs apportées sans doute par les cycles de vie qu’il avait traversées. Il ne disparut pas, cette fois-ci aussi brutalement. Peut-être est-ce moi qui avais mieux entendu certaines choses. Les mots étaient comme suspendus autour de lui et les lignes de son être les exhalaient. « Meilleures oreilles » est venu retentir dans les pointes noires du triangle de sa tête. La virgule de sa moustache frémissait encore de «  Demain, nous parlerons »…

[1] E Jabès, cité par M.A.Ouaknin, Lire aux éclats, Points essai. p 296.

Chat-3Estampe d’Aoyama, Chat enroulé, 1930

Dialogue 2

J’avais fini ma promenade. Elle faisait une boucle, cela permettait de ne pas revenir sur ses pas et d’admirer un autre chemin encore. Je longeais la berge. Une petite flèche blanche et noire se faufila sous les tréteaux des échoppes et disparut. La soupe chaude, les pâtes et leurs légumes embaumaient. Mais cette flèche blanche et noire me faisait penser à quelqu’un.

Je ne cherchais rien. Un ami peintre me disait que son travail partait sans préméditation. Un chemin hésitant, trébuchant, s’inventant au fur et à mesure et qui arrive, sans pourquoi. « La rose est sans pourquoi » disait le poète. C’était lui, j’en étais sûre. Le chat. Je voulus l’appeler. Mais je me souvins tout d’un coup qu’il ne m’avait pas donné son nom. Je me disais alors :

-Ah, il faudra qu’il me le donne cette fois-ci !

Je voulus imiter le miaulement d’un chat pour l’appeler. J’eus peur qu’il ne se vexe. Comment éviter ce rappel de son animalité, une infantilisation peut-être. Déplacés, déplacés… Comment donc s’y prendre avec un chat voyageur, avare de paroles, aux mots rares, aux allures mystiques. Je décidai alors de m’asseoir non loin de là et d’attendre. Qu’il sorte, qu’il ne revienne. Craignais-je que jamais il ne se manifeste ? Souhaitais-je vraiment qu’il revienne pour me préserver tous ces vides, tous ces blancs sans réponse, qui attendaient de meilleures oreilles ?

Chat-45ème station : Les 53 stations du Tokaido, Hiroshige, 1ère étape. Totsuka-juku

J’observais les pins, le pont, la lanterne. Je ne pensais pas qu’il puisse se déplacer aussi vite, d’une ville à l’autre. Mais un chat, ça se met partout, ça se fait voyageur clandestin, caché dans un panier, ça traverse les frontières. Incognito. Pendant que je regardais au loin, une voix s’adressa à moi.

-Je savais bien qu’on allait se retrouver.
-C’est une surprise !
-A quoi donc as-tu pensé depuis que nous nous sommes parlé sur le port ?

-J’ai repensé à ton anecdote du Maître et du disciple. Je ne savais pas comment comprendre cela. Je l’ai tournée dans tous les sens. Des oreilles qui n’entendent pas… Que n’entendons-nous pas ? J’ai essayé de tendre l’oreille. Dans la nuit, à l’affût. Entendre. Ce n’est peut-être pas ça encore. Est-ce entendre d’où viennent les paroles, d’où elles naissent, est-ce cela, les bonnes oreilles ? Pas tant ce que les paroles disent mais la parole elle-même.

-Tu sais, si tu veux commenter, cela ne sert à rien. Les mots tourneront à vide. Tu leur feras dire ce que tu veux et rien de neuf n’en sortira pour toi. Celui qui avait raconté l’histoire, avait dit aussi :

« Commentaire : comment taire. Commenter : c’est faire taire un sens déjà établi, un sens figé. [1]»

-Redonner vie à la parole, pour de vrai ?
-Si tu veux.
-Comment fais-tu pour penser à tout cela, en te faufilant sous les échoppes et les restes des bols de soupe qui n’ont pas été mangés ?
-Oh, tu sais, certains ratissent, font le jardin, moi je fais les poubelles…
-Tu n’exagères pas un peu ? On doit bien te donner à manger quand même.
-Oh, j’ai connu autre chose. Mais c’était une prison dorée. Je ne pouvais pas voyager. J’étais enfermé dans des idées, dans des habitudes. Peu importe d’où l’on vient, où l’on va. Vouloir raconter sa vie, son histoire, ses racines… Cela me fait bien rire maintenant.

Tu me vois raconter, ressasser mon histoire de chat doré, de chat aventureux, de chat libéré ? Quelle farce ! Il faut le faire à un moment donné de sa vie, c’est sûr. Puis hop ! Registre des affaires classées. Parfois il faut du temps pour cela, parfois elles t’infiltrent sans que tu ne le saches. Mais vois-tu, au bout d’un moment, il ne reste que le désir de parler, de dire. Une fois qu’on a tout raconté, sa vie, ses malheurs, ses bonheurs, ses surprises, toutes ces mémoires fractales aux facettes inchangées, seuls restent les mots pour le dire.

Alors vient le désir de dire, encore et encore, pas forcément à quelqu’un et plus forcément de tout cela. Seulement manier le verbe, soupeser la soie des mots, leur rugosité, manier leurs contrastes, les pétrir comme la pâte de riz qui doit lever de nuit, les tisser encore et encore. Joie du langage. Vie de la parole. Déliée, porcelaine, parcellaire. Tessons aux rebords arrondis par le temps, spores à lever. Eclats du langage. Un peu. Encore. Toujours.

J’étais étonnée de ce que pouvait me dire le chat. Il s’emballait. Et je n’entendais plus qu’un pauvre ronronnement éraillé. Je me demandais si sa vie errante ne lui avait pas un peu tourné la tête.

[1]E Jabès, cité par M.A.Ouaknin, Lire aux éclats, Points essai. p 289.

JPN270494322D 01Hiroshige, Les rivières d’Asakusa, durant la fête du coq

Je me demandais aussi à combien de réincarnations il devait être maintenant. Je me demandais naïvement au bout de combien de cycles, on arrivait à savoir le fin mot de l’histoire… Je me demandais aussi qui il avait pu être auparavant…

-Comment t’appelles-tu, le chat ?

-Je vois que tu as de la suite dans les idées. Je ne suis pas le chat « de Nabeshima [2]» hein !! Tu n’es pas allé voir au cimetière comme je t’ai dit, alors. De toute façon, ils n’ont mis aucun nom sur la pierre. Tu veux savoir le nom des êtres. Mais une fois que tu l’auras su, que te restera-t-il ? Derrière le nom, qu’y a -t-il donc ? C’est comme un vêtement qui l’habille, cet être. Comprends-tu ?

-Oui, mais c’est un repère.

– Je te l’accorde. Une fois que tu auras la réponse, ce nom ici que tu voulais, d’autres questions encore viendront, d’autres noms, d’autres êtres encore et elles te mettront en chemin. Et la réponse que tu as voulue, gardera encore en elle toutes ces questions. Pour être vivante. Si tu t’habilles de réponses mortes. Tu es mort.

Il y eut un long silence. J’étais surprise et je n’étais pas sûre de tout comprendre. J’avais comme une intuition autour de ce que disait le chat. Mais si flottante que tout cela disparut et je lui déclarai alors :

-Tu es vraiment énigmatique, le chat…, un vrai donneur de leçons en plus, et je n’y comprends rien…
-Crois-tu à tout ce que je te dis, sur mes vies antérieures ?
-Tu ne m’en as rien dit ! Tu ne m’as pas même dit ton nom !
-Il n’y a rien à en dire. Les hommes veulent savoir tout cela. Un jour tout disparait et il ne reste que les questions.

Chat-6

Des feuilles étaient tombées sur mon visage et m’avaient réveillée. Le chat avait disparu. Je n’entendais plus résonner dans mes oreilles que ses derniers mots : « un jour tout disparaît et il ne reste que les questions ». Je les sondais, les soupesais, comment arrêter leurs sens ? Avais-je de mauvaises oreilles ?

Grondement des mots. Encore. Toujours. Grains de lumière. Eclats de couleurs. Soie, griffes, velours. Vouloirs enfouis dans le langage. Sandales d’herbes et de vent. Dans ce transit infiniment temporaire, infiniment variant…

Texte : Lanlan Hue

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[2]Le chat vampire de Nabeshima est dans la légende japonaise un chat qui absorbe le sang d’une victime féminine et usurpe son identité afin de séduire l’homme amoureux de la jeune fille.