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Mains avivées. Il n’était rien, auparavant, rien de comparable. Quelques morceaux fastueux d’un génie de rigueur et de mort. Changer ce qui s’épuisait, tenu par le bois insonore, le lancer plus haut, plus vite, cela ne se pouvait pas, l’entraîner continument, les sons s’entrelaçaient, s’avançaient, il le put, les retint, mieux encore. Sous cette rigueur mathématique et construite, ce qu’attendait le spectre épuisé, ce qu’il n’espérait pas et que les hivers avaient emporté, il s’accomplit un drame rigoureux, “une guerre de droit et de force, de logique bien imprévue”.

Le poète l’avait vu : c’était l’aveugle qui hurlait et non pas le vieil homme venu vendre ses légumes d’hiver. Il disait “crier” ce qui se peut effectivement concevoir, mais non pas effectivement, l’homme hurlait, tous sont d’accord, des mots différents ne se peuvent accorder à de semblables choses, à de tels cris. Éructés. Mais de quoi parlaient-ils ? Un paysan passait. Il criait. Aveugle. Il hurlait. D’ailleurs qui a dit qu’il était paysan ? Qu’en savez-vous pour le croire ? Voyez où vous en êtes venus …

Il y eut aussi, dans la même série de portraits, un visage de peintre peint par lui, car ses yeux fascinèrent son regard. Il arrive ainsi du reflet sur un miroir. Il fixent, au-delà de ce qu’ils voient. Remarquons d’abord l’assez longue trace rouge. Pourquoi du sang ? Personne ne sait. Une coupure n’est pas une trace. La tache verte et bleue que je ne m’explique pas. Il y eut alors de plus en plus de spirales. Enroulées.

Sous elles, le masque se craquèle. Elles apparaissent dans les yeux fixes et abandonnés, débordent son regard, le masque n’est plus posé, plus retenu par rien, les spirales bleutées ou vertes s’enroulent autour de lui, bleutées et vertes, dans ses yeux et leur regard : un jour, il y eut un crâne, d’où le masque s’était détaché comme une lèpre. Il restait des yeux ensanglantés et atrophiés, putrides dont le regard enfin était clairvoyant. Autre que nous.

Tels furent aussi les regards voyants de ce qui n’était pas. Ils perçaient, transformaient, tels les regards du peintre, du poète, ils perçaient, et on leur jeta le mot de folie comme un os à un chien. Qu’ils le rongent et se disloquent. Qui s’en plaindra ? Ils percent et démasquent trop aisément. Hamlet vit, en effet, et ne songea pas à mentir. On prétend qu’il feint. Il est clair qu’il avait vu. On prétendit aussi qu’il était fou. Il ne songe pas selon des mots convenus. Pourquoi disloquerait-il ses longues mains fines?

Il vit des pourpoints trop fleuris, qu’il déchira, comme ces lettres écrites autrefois, il ne se désarticulait pas, brisé, il avançait, et ne s’avançait pas. Les meurtres s’accomplissaient, et se taisaient, tous savaient ce qui devait être. Regard figé sur la frontière très utile. La corde les retient. Ils ne se pendront ni ne parleront.

Hamlet est seul et les pourpoints fleuris se vident de leur sang. Sous son pourpoint de jais, une pâleur inquiétante de dentelle, peut-être de spectre. Il songe, que les spectres ne se dissipent pas à la rencontre de la nuit, mais que les rois s’effondrent sous leur poids, que les couronnes se perdent et roulent à terre. Pourpoints qui furent trop fleuris pour son deuil, ses rencontres. Comment des mots arracheraient de lui qu’il ne vit pas son père, qu’un deuil ne se porte longuement parmi des pourpoints trop fleuris ? Ses mains se disloquent sur l’irréel, que ses mots n’évitent pas. Il vit son père mourir et cela fut réel seulement.

Reconnaissons-le : Hamlet vit ce qu’il fallait faire. Enterrer dans le silence et l’effroi. Son crime est d’avoir franchi la frontière fugace et très ténue, insaisissable, que ne dépasse pas qui ne devient pas fou, qui évite son ombre, ainsi que la folie fidèle qui le fuit pas à pas. Ainsi les autres n’imaginaient pas qu’il fût autre qu’un génie froid imaginant l’hiver.

Je ne relis pas ces lignes. Je revois les images. Elles sont restées dans ma mémoire sans que je relise ces phrases pendant tant d’années, sans que je le sache. Et voilà que, relisant ces lignes, les recopiant, sans les changer, je revois toutes ces images. Exactes. Nettes. L’éloignement dans le temps ne les déforme même pas, et je ne comprends pas comment un tel phénomène peut se produire. Si je voulais, j’accompagnerais cela des images précises qui y sont, comme elles sont dans ma mémoire, elles doivent pouvoir aisément se trouver sur Internet, il me suffit de quelques mots clefs que j’ai parfaitement en tête. Il faut encore que je réfléchisse. 

Texte : Isabelle Pariente-Butterlin