les boches

Charles fumait une pipe sur le seuil de la porte. Sa maisonnette en briques était située devant une prairie tout au bout d’une rue qui commençait non loin du centre-ville et n’en finissait pas de s’étirer jusqu’à la limite des champs, au bord de la campagne. Il faisait beau. Les moineaux pépiaient paisiblement. Les chevaux de la messagerie voisine, parfois, hennissaient. Il les connaissait bien et se sentait mieux en leur compagnie qu’avec les hommes. Il lui sembla que les bêtes étaient nerveuses.

Il en cherchait la raison quand il entendit un bruit sourd et régulier, au loin, du côté de la ville. Le soleil était au zénith, les gens n’avaient pas encore terminé de manger, la rue était déserte. Il tendit l’oreille, le bruit se rapprochait, s’amplifiait. Il ne reconnaissait pas le roulement familier des carrioles sur les pavés. Les côtés parallèles de la rue paraissaient se rejoindre en un point qu’il se mit à scruter pour essayer de discerner la cause de ce trouble qui soudain avait modifié l’équilibre tranquille de la pause de midi.  Il lui sembla apercevoir une masse sombre qui progressait en même temps que le bruit.

Il se souvenait du moutonnement des vagues et de leur grondement quand il les contemplait, jadis, du côté de Boulogne-sur-Mer, à l’occasion des courses qu’il faisait pour le compte de son père. Le bruit lancinant et puissant qui montait de la chaussée évoquait aussi les défilés qui avaient lieu dans son village natal au moment du carnaval. La foule rassemblée en rangs serrés, au pied des géants tutélaires, martelait le sol avec les pieds…

A cette pensée, Charles se raidit, il venait de comprendre. Il jeta un dernier coup d’oeil vers l’entrée de la rue, du côté de la ville, et rentra précipitamment chez lui. Sa femme, Louise, remarqua aussitôt à quel point il avait l’air bouleversé. Elle s’était approchée de la porte restée entrebâillée et avait entendu à son tour le grondement qui enflait. Charles avait rabattu les volets contre les vitres de la fenêtre et fermé la porte à clé, avant de s’affaler sur la table, la tête entre les mains. Il hoquetait: « Tout ça, pour ça? » Le martèlement des pas se faisait de plus en plus précis.

A l’étage, la fenêtre dépourvue de volets permettait d’observer la rue derrière les rideaux. Comme l’angle de vue, perpendiculaire à la chaussée, était limité, Louise avait tourné doucement la poignée qui retenait ensemble les deux battants et risqué un œil entre les deux rangées parallèles de maisons. Les pavés résonnaient maintenant de mille pas. Elle devinait plus qu’elle ne voyait. En bas, Charles luttait contre la rage et le désespoir qui le submergeaient.

Inquiète, Louise l’avait entendu trébucher dans l’escalier, reprendre son souffle et se hisser à l’étage pour la rejoindre. Elle avait prestement refermé la fenêtre mais le bruit des bottes sur le pavé emplissait maintenant toute la pièce. Hagar, Charles avait parcouru en titubant l’espace qui le séparait de la croisée. La troupe n’était pas encore arrivée à la hauteur de leur maison. Louise espérait encore que ce soient des soldats français.

La rue où ils habitaient, au sud de Lille, était démesurément longue. Quand elle rentrait du marché de Wazemmes, les bras chargés de courses, elle s’arrêtait souvent pour poser les sacs et se reposer un peu. Mais Charles avait reconnu le bruit si caractéristique de ce pas qui glaçait le sang. Le pas de… « Tout ça pour ça? » Il revivait les moments les plus durs de sa vie. Il n’avait jamais pu en parler en famille. Seulement, parfois, avec quelques copains, mais alors seule comptait l’éloquence des regards échangés… Car ils avaient vécu l’indicible… Il n’était pas possible que Dieu ait créé les êtres humains pour ça, pour cette boucherie !

La colonne de soldats arrivait enfin dans son champ de vision, et Charles éclata en sanglots. « Tout ce qu’on a fait n’a donc servi à rien? »… Ce jour-là, on lui avait confié le fusil-mitrailleur. En face, ils arrivaient de partout. Il avait dû tirer en aveugle dans le tas, mais plus il en tuait, plus il en arrivait de nouveaux. On aurait dit des colonnes de fourmis parties à l’assaut de leurs tranchées, et lui devait les écraser.

Il avait tué des hommes comme on piétine des insectes… Sur ordre et pour la patrie, mais sa conscience ne le laissait pas tranquille… « Tout ça pour ça, vingt ans plus tard ?… » Les soldats défilaient maintenant devant la maison au pas de l’oie. Les Boches

Texte : Françoise Gérard