Acacia

Il est midi dans la petite gare de Nyregyhaza. Le train arrive bientôt. L’homme qu’elle attend est en retard. De cinquante six ans. Erzebet a mis une robe toute simple, une tenue de paysanne hongroise qui ne diffère en rien des autres tenues paysannes, une robe noire brodée de fleurs aux couleurs vives. Oh bien sûr, comme elle, il aura vieilli, mais pas comme elle. Il aura un parchemin en guise de peau, mais y aura-t-il quelque chose à lire sur cet homme que la mémoire même a déserté ?

Elle, elle n’a rien oublié. Elle a vécu de belles années, elle a dansé, ri, eu des enfants, des petits-enfants, des soucis et des misères, des deuils aussi, elle a eu son lot de joies et de souffrances, comme tout le monde. Une vie ni plus heureuse ni plus malheureuse que d’autres. Sauf la sienne, à lui. Erzebet a survécu à son mari – un prisonnier de guerre devenu président de la coopérative du village- et on l’appelle encore avec déférence la Présidente.

Mais lui, c’est différent. C’est en lambeaux qu’il revient, la jambe droite en moins, ainsi que les dents et la parole. Ils en ont fait un autiste de son beau cavalier, de son merveilleux danseur. Aujourd’hui, elle a rendez-vous avec un fantôme, peut-être celui de ses seize ans. Elle s’est fait une promesse, un don qu’elle doit faire à quelqu’un dont on a volé la vie, les rêves et même le passé.

Un frisson la parcourt. Une légère brise, quelques notes estivales d’un parfum de rose la ramènent à cette noce de l’automne 44… C’était un jeune homme de dix neuf ans beau comme le sont tous les jeunes hommes de dix neuf ans. Il l’a traversée d’un regard brûlant. Il est venu la chercher, lui a tendu la main.  il l’ a tenue dans ses bras sur une valse dans la nuit noire. La guerre, les bombardements étaient loin, quand il lui a donné son premier baiser. C’était un air joué par une trompette en sourdine. Les mots ne sont venus qu’après.

Erzebet avait seize ans, il s’appelait Andras. Il était apprenti chaudronnier et il lui avait donné rendez-vous trois jours plus tard. Il n’était jamais venu car c’est à un autre rendez-vous que la Wehrmacht avait songé pour lui. Enrôlé de force dans cette armée en fuite vers le Nord depuis l’entrée de l’Armée rouge en Hongrie. Ensuite la Pologne, les derniers combats d’une armée exsangue, puis la capture de son bataillon, le train où nombre de ses compagnons d’infortune avaient péri de faim, de froid ou d’épuisement. Lui, s’en était sorti. Malheureusement. Le pire était à venir.

Dehors, un paysage de neige, à l’intérieur, le gel a commencé son œuvre destructrice. Un an de camp à Léningrad, l’antichambre de l’enfer. Un enfer sans flammes, sans chaleur. Un enfer verdâtre. Le corps s’affaiblit jusqu’à n’être plus qu’une enveloppe vide, la raison vacille dans un non-lieu dont on ne peut jamais revenir tout à fait. Transféré provisoirement dans un hôpital psychiatrique de l’ex-URSS, il y a passé cinquante-trois années. Il n’a cessé d’y clamer sa hongritude, du moins au début ; refusant de comprendre  ses tortionnaires, il a résisté avec sa langue, la parlant, la criant, la hurlant, l’écrivant sur les murs, la chantant, la pleurant et pour finir s’y enfermant comme dans une armure.

Quelqu’un l’a découvert là par hasard et l’a réexpédié comme un colis oublié à Budapest. La presse s’est emparée de l’affaire et Andras est désormais célèbre. C’est le dernier prisonnier de la seconde guerre mondiale[1] et c’est lui que les journalistes attendent, avides d’un dernier scoop, guettant et épiant la famille,  avec peut-être l’espoir de dégoter une petite fiancée encore vivante.

Mais Erzebet est discrète, elle n’a pas parlé aux journalistes. Avec son fichu sur la tête, elle ressemble à toutes les habitantes du village. D’ailleurs, elle ne l’a pas attendu pendant toutes ces années, elle n’avait pas que cela à faire, elle a fait sa vie. Maintenant c’est différent. Il a réveillé un vieil émoi de jeune fille. Il lui dira simplement : « J’ai été retardé » et timidement il la prendra dans son bras, l’autre prenant appui sur la béquille. C’est alors qu’elle lui chantera leur chanson, celle que jouait la trompette en sourdine, celle du premier baiser, la romance d’un jeune aventurier et de sa belle qui pleure son départ et dont les paroles disent : « Je rentrerai quand tomberont les fleurs de l’acacia… »

Une rumeur dans la foule commence à grandir en clameur sur le quai de la petite gare. Le train est là. Mais l’histoire ne finit pas comme dans ces romans à l’eau de rose ; à peine commencée, que la voilà avortée et ce surgeon n’annonce aucune floraison. Andras apparaît à la portière, soutenu par un jeune psychiatre qui ne cesse de lui dire qu’il est chez lui, à Niregyhaza, en Hongrie. Andras ne semble rien reconnaître, il n’arrête pas de cracher, de rouler des yeux effarés sur ces gens qui l’acclament, il émet quelques grognements, paroles incompréhensibles, mots qui ne veulent plus rien dire et qui ne disent plus rien ; et cette vieille femme qui le regarde fixement ne lui dit rien non plus.

Elle chante maintenant, elle s’accroche à sa chanson,  à sa promesse. Sa voix, d’abord fragile prend de l’assurance : c’est une voix jeune et ferme qui entame le deuxième couplet mais alors que le refrain reprend pour la troisième fois, ce ne sont plus des fleurs d’acacia qui tombent dru mais des pleurs, de gros sanglots lui coupant la respiration, sa voix parvient néanmoins à trouver un passage, un colonne d’air qui soutient le chant jusqu’au bout. Andras, bien que se déplaçant lentement est loin déjà. Il a été happé par les mains familiales. Une fête l’attend. Elle n’a pas été conviée car la sœur d’Andras nourrit une vieille rancune envers elle– on ne saura jamais pourquoi.

Je recommence. Rien ne s’est passé comme cela. Il n’y a jamais eu de gare, jamais eu de rendez-vous ni de promesse. Je ne suis qu’une pauvre fiction s’inspirant de faits réels, alors je fais ce que je peux. Je suis la voix de cette histoire, le corps de cette chanson, la voix d’Erzebet, la mémoire d’Andras, alors je comble les trous, en essayant de ne pas les trahir – tous, ils ont eu leur part – de ne pas magnifier les faits. Car la vérité est bien plus belle ; bien plus triste aussi.

Voilà comment les choses se sont passées : des journalistes ont rencontré Erzebet qui leur a raconté le baiser de la noce de 44,  la chanson et sa déception de n’avoir pu se rendre à la fête. Elle leur offre des gâteaux au pavot et la palinka qu’ils faut boire cul sec, comme elle. Puis ils font leur reportage et le troisième jour ils fêtent dignement la Sainte-Erzebet, car la jeune vieille donzelle a de l’énergie à revendre, elle aime toujours autant danser et rire. Et puis, au milieu de la nuit, une voiture arrive. C’est Andras qu’ont amené ses neveux. Elle accourt, Erzebet. Elle lui prend les mains maintenant,  lui caresse les joues et lui chante la chanson, mais les sanglots l’étouffent. Elle parvient cependant à chanter jusqu’au bout.

Lui, demeure impassible. Il ne connaît pas cette dame. On le traite comme un enfant : « C’est qui la dame ? C’est Er… Erze… Erzebet ». Peine perdue, le vieil enfant crache et marmonne : « Ma jambe me manque ». Les journalistes et les neveux paraissent plus déçus encore. Personne ne le dit mais chacun pense à part soi qu’il lui manque beaucoup plus que ça, plus que sa jambe. Il lui manque cinquante six années, il lui manque l’amour dont il a été précocement sevré, il lui manque sa vie. On dit pour souligner l’humanité de certains chiens de compagnie qu’il ne leur manque que la parole, mais  à Andras,  il ne lui reste que l’apparence humaine.

La voiture repartie, Erzebet souhaite poursuivre la fête. Quitte de sa promesse à elle-même, elle assure gaiement aux journalistes qu’Andras a reconnu la chanson et que le regret de sa jambe manifestait une velléité de danser avec elle. Personne ne la dément. Moi encore moins que quiconque car sa vérité vaut autant la mienne.

Mais je recommence à broder, alors que la vérité est si belle, trop belle pour être vraie d’accord et alors, qui s’en plaindra ? Les noms sont vrais, les émotions que cette histoire a soulevées aussi, alors ? Alors ? Je ne veux pas être taxée de plagiaire, ni qu’on m’accuse de trahir la vérité au nom du mentir-vrai ; je suis l’écriture qui se cherche, qui témoigne de ce qui ne peut se dire, de ce qui n’a pas encore été proféré.

Les journalistes sont allés saluer Andras avant de repartir. De nouveau il a grogné, craché, puis alors que sa sœur lui demandait s’il connaissait une chanson, il s’est mis à sourire pour la première fois depuis son retour. Andras a commencé à fredonner la chanson de l’acacia. Il n’a rien dit d’autre. Sa sœur n’a rien compris. Andras a gardé en lui un secret, sa dernière part d’humanité. Je suis la seule à savoir ce qu’a écrit Andras sur les murs verdâtres et glauques du pavillon des agités, les paroles d’une vieille chanson hongroise qui parle d’acacia…

Je  ne renie rien de ce qui a été écrit. Je n’ai rien volé, ni leur histoire ni leur voix – sans jeu de mots je tente seulement de voler de mes propres ailes. Je n’ai ni le pouvoir de rendre à Andras sa jambe droite ni ses cinquante-six années amputées. Pas plus qu’Erzebet, qui non seulement a tenu sa promesse mais n’a pas dit son dernier mot. Ce serait une nouvelle histoire à raconter, une béquille pour claudiquer encore un peu sur cette drôle de vie, entre fiction et réalité.

Un dernier regard sur une photographie : une noce sur le parvis d’une église. Au deuxième rang, il y a un jeune homme beau comme on l’est à son âge. À ses côtés, une belle jeune fille, presqu’une enfant. Tout à l’heure, malgré la guerre et le risque de bombardements, à la faveur de la nuit, ils vont danser, peut-être même s’embrasser. Leur histoire qui commence reste à écrire. Je vais m’y atteler.

Texte : Christine Zottele

Télérama  n° 2671, article d’Emmanuel Carrere dont cette nouvelle est inspirée.