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Personne. Se pouvait-il qu’il se soit trompé ? Une fois de plus. Elle avait pourtant écrit : Rendez-vous à la cabane vendredi 10 h. Lol. Pas beaucoup de rire en conclusion mais  Lola et des myriades d’ennuis. Il arpentait depuis un moment déjà la plage de Beauduc. Pourquoi n’était-elle pas encore arrivée ?

Soudain, il eut peur.  Il commença à imaginer le pire. Il se força à regarder la mer étale, à respirer avec elle. C’est elle qui lui avait pris cela : une inspiration quand la vague vient lécher le rivage, une expiration plus longue quand elle se retire. Petit à petit, il parvint à évacuer le flux des images anxiogènes. Plus calme, il accueillit les souvenirs qui déferlèrent en nombre.

Il y eut d’abord la traversée des noms : l’enfant de, le frère de, l’élève de, le rêveur, l’avaleur de mots,  le poète, le demandeur d’emploi, les contre-emplois, le chômeur de longue durée, le parasite, le marginal… et puis dans cette traversée : une île : elle. Qui l’avait invité, lui, ici précisément, à se saisir de tous ses noms, d’en faire un  feu de joie et de partir avec elle. Elle avait été la femme de sa vie, la mère de ses enfants, l’amie désormais de toujours. Encore une fois elle l’avait invité ici, à côté de la cabane de Jo. Il regarda sa montre.

Après la traversée de noms, il y avait eu la traversée des apparences : séduction, insouciante jeunesse, beauté lisse, désir inextinguible, passion et soif d’absolu -couple indissociable se tenant toujours par la main-, jamais et toujours, et cependant, dans cette traversée, elle avait toujours été là, plus ou moins loin, même après tous les orages. Même après le naufrage. Il grimaça. Trop de métaphores marines, pas bon ça, pas bon, se dit-il. Se pourrait-il qu’il ne soit pas encore arrivé au bout de cette traversée des apparences ? Une petite brise le fit frissonner.

Aux rêves de s’élever, à la réalité de retomber. Sur terre. Au ciel de se couvrir, au livre de s’ouvrir. Ou l’inverse. Au livre de se couvrir, au ciel de s’ouvrir. Il fallait noter ça, ces bouts de phrases presque parfaites qui surnagent au réveil… Après la traversée du rêve, il s’éveilla en sursaut. Tâtonnant pour attraper le carnet et le crayon, il s’aperçut qu’il était déjà tard. Ce jour-là, il avait rendez-vous avec Lola, à la cabane de Jo. Le soupçon d’une inquiétude lointaine le prévint qu’il n’y avait pas une minute à perdre.

Près de la cabane de Jo, un chien reniflait quelque chose, truffe au sol. Ce n’était pas le chien de Lola, mais il vint se frotter contre ses jambes semblant le reconnaître. Il le caressa un moment. En apercevant l’objet au sol, il blêmit. Il s’agissait d’une enveloppe bleu lavande sur laquelle il reconnut l’écriture nerveuse de Lola. La lettre avait dû être arrachée de la porte par le vent. Un feuillet couvert de la même écriture au recto seulement. Il tremblait.

Si ce n’est la mer qui lèche mes mots, ou le vent qui les éparpille, c’est toi qui les lis. C’est bien. Tu es venu. Mon homme de mot et de parole. Encore et toujours. Te souviens-tu ? Beauduc, la cabane. Respire avec les vagues, je ne meurs pas. Pas tout de suite. Je fais confiance une dernière fois au hasard. À toi aussi. Je sais ce que tu penses, je vois ta colère qui t’emplit de rouge et tes yeux d’encre noire. Ne m’en veux pas, Bastien, je t’en prie. Je ne fais pas de cinéma. Expire longuement. J’ai la fièvre et je n’en peux plus de ralentir ainsi, il est peut-être temps pour moi de m’arrêter définitivement sur le bas-côté. J’aime la vie mais m’aime-t-elle ? J’ai l’impression de chercher un endroit pour m’entraîner à mourir. Et toi que cherches-tu ? Qui ? Si tu me cherches, tu sauras où me trouver.  Je vous donne rendez-vous, à toi et au hasard.

Lol 🙂

Pour se calmer, Bastien se mit à marcher à grands pas, chiffonna la lettre en boule, la jeta au loin. Le chien prit la balle au bond et vint la lui rapporter. Lola semblait avoir le hasard de son côté. Il refusait cependant d’être son jouet. Le jouet de Lola et du hasard. Il défroissa la lettre, la relut, observa la mer encore un moment avant de reprendre le volant. La lettre avait un sens et il essayait de comprendre les règles du jeu. L’enjeu, un désastre à éviter, un suicide ou une fuite : avec Lola tout était possible.

Ce qui avait déclenché tout ça, pouvait tout aussi bien être la nouvelle d’un cancer – je ne meurs pas… pas tout de suite…– ou la difficulté de vieillir – n’en peux plus de ralentir ainsi… – d’une vie trop plan-plan. Extrêmement à fleur de peau, extrême dans ses actions réactions, elle était demeurée fantasque et… puérile. Ou romantique. Question de point de vue. C’est ce qui lui avait plu chez elle. La vie semblait pourtant l’avoir assagie ces dernières années. Ses photographies commençaient à être appréciées, à juste titre. Elle avait un œil et une signature. Chacune de ses images contenait au premier plan son bras gauche tatoué discrètement à l’intérieur du poignet : deux-points, tiret, parenthèse.

Son sourire, plus que son rire. L’intérieur de son avant-bras était toujours relié à un élément des scènes qu’elle photographiait. Et cette série avait eu beaucoup de succès. Alors que s’était-il passé ? Pourquoi le mêlait-elle encore à ses jeux morbides ? Où lui avait-elle donné rendez-vous ? Il se concentra sur les mots qu’il avait mémorisés. Bien que Lola soit une femme d’image, la clé était dans les mots. Soudain Bastien fit brusquement demi-tour et prit la direction de Narbonne.

Personne. Se pouvait-il qu’il se soit trompé encore une fois ? Le soleil, les nuages et le vent dansaient une étrange chorégraphie aux yeux des premiers touristes. Il avait arpenté la plage jusqu’au bout de la jetée, détaillant les plus fines des silhouettes féminines. Aucune n’était celle de Lola. Il revint vers les chalets en repensant à Betty peignant les volets en bleu tandis que Zorg  couvrait de rose la façade. 37°2 le matin, le film de leur jeunesse. L’adaptation du roman de Djian… Le premier écrivain qui avait décidé Bastien à écrire lui aussi. Gruissan où le film de Beinex avait été tourné avait été le lieu de leur idylle et de leur première grande dispute. Il se serait bien vu vivre/écrire ici. Pas Lola.

Comme Betty, elle avait hurlé que c’était un endroit pour s’entraîner à mourir. Elle voulait vivre et voyager. Il avait dit… les choses qui créent les premières fissures. Il l’avait suivie, avait quelquefois relancé l’idée de vivre ici, se heurtant à un refus catégorique à chaque fois. Il s’assit devant la mer. « Ne bouge pas ! Ne te retourne pas, tends ton bras gauche en arrière » lui ordonna-t-elle. Il  prit la main qu’elle lui tendait. Il entendit alors le déclic de l’appareil photo de Lola. Ainsi, elle avait repris la même photographie. Il se pouvait bien qu’elle lui ait donné rendez-vous juste pour prendre cette photographie. Une nouvelle série sur les marques du temps.

Cela pouvait être ça ou autre chose. Les explications viendraient plus tard. Pour l’instant, tel Orphée, il avait une furieuse envie de se retourner pour la voir.

C’est elle qui vint se placer devant lui et se lover dans ses bras.

« Merci d’être venu Bastien. C’est culotté ce que je vais te dire et tu aurais le droit de me rire au nez après tout ce que je t’ai fait endurer mais je crois que je suis prête maintenant… »

J’avais envie d’y croire. J’y crus. Je ne voulais pas être un nouvel Orphée perdant son Eurydice. Je rendais les armes. Elle aussi. Je me rendais à l’évidence. Elle était mon évidence. Nous étions venus tous les deux au rendez-vous, pour une nouvelle plage de vie.

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Texte : Christine Zottele
Images : Philippe Marc