bête de Noves pour cosaques

Marthe à Tarascon apaisa la tarasque, et ce n’est pas sa faute si le peuple la tua.

Mais tapie dans l’ombre, à droite de la porte d’entrée, dans le Musée lapidaire d’Avignon, trône une bête que l’on nomme la tarasque de Noves, et qui n’a pas connu Marthe, qui d’ailleurs n’était pas des bords de fleuve, ne se coulait pas sous ou contre les barques.

Elle est assise, les deux pattes fermement posées sur deux crânes, deux têtes coupées comme celles d’Ensérune, à moustaches tombantes de gaulois de légende. Elle tient bien droite sa tête et la gueule aux grandes dents se montre, tenant le bras de l’homme qu’elle est en train de dévorer (le reste du corps, sont-ce les ans qui l’ont englouti?)

Elle a le dos couvert de petites boucles serrées de ce qui serait une crinière, mais pas la superbe coiffure d’un lion, vêture sans volume, bien serrée, bien dessinée, sur les muscles puissants. Et cette fourrure bouclée drue laisse à nu les flans, où se creusent de profonds sillons, évoquant les muscles tendus.

Je la visite de temps à autre, aime sa géométrie puissante, admire, dans son profil, le jeu des pleins et des vides, qui évoque vaguement un solide fauteuil Régence, cherche en moi une petite terreur,…

Je la voulais ancienne, très ancienne, d’avant les celtes qui m’agacent avec leur sens de la publicité, du temps des ligures que, par élection, j’ai choisi comme ancêtres, puisqu’ils sont ancrés dans l’arc de montagne et collines aux rives des pays latins, que l’on ne sait rien, ou quasiment d’eux, que je prends ainsi possession symbolique, ou me fais vassale, de paysages, moi qui n’appartiens à aucun.

Et bien déçue je suis, puisqu’il est reconnu qu’elle est sans doute celte, et du dernier demi-siècle avant notre ère. Tans pis, sa présence n’en est pas moins forte.

Et j’imagine l’effarement excité de Joseph Joachim Meynard, ce jour de 1849, quand elle lui apparut, alors qu’il voulait simplement déterrer un murier, et qu’il l’a trouvé là, à cent mètres de profondeur, dans son champ, près de Noves, posée sur un tas de pierres brutes, englouties, pierres et bête, sous la terre et les ans.

Ceux qui savent (merci à eux) se sont penchés sur elle, l’ont comparée au lion des Beaux, au lion d’Arcoule et à celui de Servanes, les ont réunis autour des croyances funéraires des celtes (cette évidence, bouffer un corps pour marquer son passage vers la mort, ce raffinement, la position accroupie pour marquer la fin de la vie, cet espoir, le sexe dressé pour la renaissance), et je dois bien sûr m’incliner, d’autant que j’aime ce que dit Pierre Arcelin «le processus de cet ordre immuable s’établit dans la succession des générations et passe par le respect du souvenir des Anciens, devenus protecteurs des vivants, ces derniers étant symbolisés par les deux têtes masculines».

Alors je les regarde avec respect, les deux têtes, et leur fais une grimace un peu dubitative, surtout admirative, devant la rudesse des efforts consentis pour cette protection.

Alors je la regarde, elle, la bête, et puis autour d’elles, en ce nouveau domicile où elle s’est laissée transporter, les quelques corps parfaits qui lui seraient un peu antérieurs ou contemporains, qui nous viennent de Rome ou des grecs, par Arles ou Glanum, et je l’aime, la méchante, rugueuse, forte et sans grâce, maladroite d’apparence, stylisée, produit de la terre, des peurs, des pensées qui en émergent. Les idées des celtes devenues plastiques, au contact des formes de notre mer, pierre expressionniste comme chez les étrusques, en écho aux fauves androphages de la très ancienne toscane.

Et je lui tourne le dos, je me garde, pour ne pas la heurter de lui demander comment elle arrive à faire tenir ce bras humain contre son menton, et à nous faire croire qu’elle le tient dans sa gueule, et je me tourne vers son voisin le frustre et fier guerrier gaulois romanisé.

Texte : Brigitte Celerier