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Bertus (Jean Gabin)Friand de nécrologies (j’ai presque quatre-vingts ans) , je suis souvent frappé de ce que dans les vies d’autres les apogées abondent. Donc, parfois je cherche dans ma mémoire à voir s’il y aurait quelque chose à rapporter en cas de mon décès. Désolé, mes pics étaient de taille moyenne, il y a peu à dire. Pourtant …

… pendant quelque temps j’ai été sous la protection de la pègre de La Haye et voilà c’est un pic de grande pointure, peu de monde peuvent s’en vanter! Notez-le bien dans vos petits carnets.

J’avais quelque dix-sept ans et parlait bien l’anglais. Pendant les vacances d’été j’offrais mes services de guide aux touristes américains. À cette époque ils ne venaient pas par avion, mais par bateau. Avec leur voiture à dimension de cuirassé. Ou de leur zone d’occupation en Allemagne. Des voitures gigantesques, avec des plaques d’immatriculation désirables pour les collectionneurs, je m’en souviens Idaho Famous Potatoes, Minnesota Ten Thousand Lakes.

Au centre de la ville, devant le Parlement, il y avait un carrefour ambigu et c’est là que j’attendais mes proies, bicyclette à la main pour pouvoir faire une descente rapide. Dans toute La Haye il n’y avait qu’un seul autre guide, un professionnel, un vieil homme portant un képi à  bandeau jaune avec GUIDE imprimé dessus en lettres noires. Il y avait du travail pour dix – il aurait pu dire : “bienvenue, fiston, on peut s’entre-aider”. Mais non, il détestait ma présence, bien que l’on ne se voit guère, étant trop occupés tous les deux. Il me menaçait par dire qu’un jour il me dénoncerait à la police.

Les Américains arrivaient en autocar aussi. Parfois du Havre où ils avaient débarqué la veille au soir. J’étais là quand ils s’arrêtaient devant un lieu touristique, tous avec Kodak à la main, pour un photostop de quinze minutes. Il m’est arrivé plusieurs fois qu’ils me demandent en sortant de l’autobus:  “is this Brussels?”, car ils ne pouvaient pas imaginer que dans une seule nuit ils avaient traversé deux frontières nationales. Ils m’invitaient souvent à monter et à les accompagner vers Amsterdam ou Volendam.

Dans les cars c’étaient le plus souvent des femmes. Des vieilles en manteaux rouges, lunettes tapageuses et cheveux bleuâtres (de nouveautés en Europe à cette époque) et des jeunes filles bobbysoxer, des femmes sympas jeunes et d’un certain âge qui m’écoutaient bien et notaient chaque mot sortant de ma bouche  dans leurs petits calepins (ce qui m’encourageait à leur raconter de folles histoires comme, en pointant les marais,  ‘le rhumatisme n’existe pas en Hollande malgré le climat humide, car on dort sous des couvertures de laine uniquement fabriquées ici’ – couvertures qu’en suite elles achetaient – inclus frais de poste maritime à leurs adresses aux USA –  dans les boutiques de souvenirs à Volendam, qui, of course, me payaient  quinze pour cent de courtage).

Leurs hommes n’avaient pas de vacances, ils devaient gagner l’argent, le féminisme n’avait pas encore éclaté.

En  les déchargeant devant le Palais de la Paix à La Haye, à cette époque pas encore une forteresse impénétrable comme maintenant, mais un lieu visité par de centaines de milliers de touristes chaque année, j’avais aussi appris au chauffeur d’arrêter la bagnole devant le nez d’un vieux vendeur de journaux. Homme solide. Bertus de nom. Le visage bronzé et sophistiqué. Casquette éternelle qu’il levait parfois pour se gratter le crâne,  en le révélant chauve et blanc comme de la neige. Il avait toujours les éditions du jour du New York Times et New York Herald, imprimées à Paris et de tous les autres comme Le Monde et Dagens Nyheter. Je lui apportais beaucoup de bizniz et Bertus m’appelait ‘un bon garçon’.

En attendant le retour des dames, il me racontait des histoires de la vraie vie à La Haye, inclus celles du quartier rouge où ne vivaient que des bonnes filles comme Dolly la Blonde qui seraient toutes les meilleures mères pour mes enfants. Malheureusement pour moi,  Dolly la Blonde fut assassinée, un cas célèbre encore aujourd’hui, on peut trouver notre Dolly sur Wiki. Elle était devant sa fenêtre illuminée en rouge pendant la nuit et pendant la journée membre estimée de la haute volée où elle déclamait des poèmes et avait des amis de haute position sociale.

Bertus était très fier de ses deux fils. Tous les deux dans le gnouf pour vol de cuivre. C’étaient les années de la guerre de Corée, ‘aujourd’hui ça vaut de l’or, ce n’est pas de leur faute, Jan’. Des bons garçons donc, comme moi.

Écoutez mes lecteurs, un jour j’ai trouvé ce qui suit. Je vais le frédonner (grâce à  Boris Vian et Henri Salvador), chantez le texte ci-dessous avec moi sous l’accompagnement d’Henri:

‘Ce matin-là …  j’attends les clients … devant-le-vieux  Parlement … oh la la … dans la pluie … on tape mon épaule … j’tourne les yeux dans des yeux  …  inconnuuhz … c’était un mec très mal rasé … pas un touriste, loin de ça …

“Fait-attention !!”… siffle-t-il entre ses dents … “ce type-là en imper  … oh la la … à l’autre côté …  au coin de ce restaurant … ce gonze  t’ surveille à toi …  oh oh … c’est un détective d’ la  police… donne-m’ du feu et .. foutre le camp! …


… je reprends mon histoire en vous  parlant …

“Je vous connais ?”,  dis-je.

“Ber-tus”, dit-il avec gravité, et s’éloigna après que j’avais allumé sa cigarette.

Je montai ma bicyclette en f’sant profil bas, les guiboll’s en fromag’ blanc-anc.

Et moi je gueul’ ce soir,  que c’était bien mon jour de gloire.

Texte: Jan Doets
Photo: Jean Gabin
Musique: Le blouse du dentiste de Boris Vian, chanté par Henri Salvador.
La plus belle version, en fragment : Blues du dentiste 12 février 1996, Henri Salvador et Ray Charles (fragment vidéo ina.fr) et,  pour les fans, en complet (en audio): Henri Salvador et Ray Charles  chez le dentiste