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Lui, on ne peut pas dire que je ne l’aime pas, vu qu’il me hait. Comme personne. Un mépris particulier, genre condescendant, un coup je suis le meilleur type, un coup je suis un salaud. Il a toujours été comme ça, le type, saisonnier. Je le vois peu souvent. Il arrive parce qu’il y a besoin. C’est le livreur de bouteilles de gaz. Comme on consomme tout de même, malgré tout, malgré le cul serré de mon portefeuilles, c’est bien obligé. Une fois tous les mois. Il grimpe ici. Il le fait toujours à pied. Parce qu’il est fort et qu’il n’aime pas l’ascenseur, une invention pour tapette et grabataire. En fait, je crois qu’il est claustro. Ça ne peut pas être autrement. Et puis quand il a des idées on peut rien faire. Elles sont cimentées dans sa tronche. Lui en faire changer, ce serait comme le débrancher ou lui arracher un morceau crucial, le début de la fin quoi. Et pourtant, ça lui ferait pas de mal; des idées sales il en a plein. Lui.

C’est un gars facile à décrire. Une caricature de livreur Butagaz. Alors imaginer un gros, non pas un gros mou, un gros musclé, un tas de muscles qui n’auraient jamais été lustrés dans un fitness à la mords-moi-le. Un type naturellement en force. Avec des bras gros comme des cuisses de gazelle et des hanches jambonneuses. Un cou petit et la tête au carré, mâchoire et chevelure. Quand je le vois je pense à Kirk Douglas mais comme si on avait étiré la photo sur les côtés. C’est le même genre de gars, une race blanche des montagnes, une race terre à terre, faite au moule. À l’usure du travail. Lui, il a dû travailler depuis toujours. J’imagine un gosse, la pelle à la main, ou la fourche. Le type dressé à être utile et qui doit gagner depuis l’enfance chaque bouchée. En plus, le gars est vorace. Il mange comme quatre. C’est que les escaliers par-ci et les étages par-là avec des bombonnes de 60 kg ça finit par vous creuser le ventre. Il faut pas faire semblant de le nourrir, celui-là. Il dégage à table les triples portions avant que la mère ait eu le temps de faire le tour. Et elle termine chez lui, là où elle avait commencé, une tchaffée en plus.

Imaginer cet homme. La quarantaine entamée, célibataire, méprisant les femmes et se plaignant d’en n’être pas aimé. Il a pourtant des atouts. Pas bête, plein de bons sens, bosseur, costaud. Que fait-il? Il ne fait rien mais cultive une sorte de projet non avoué, un projet de réussite dont il ne parle jamais. Il croit qu’il y a droit. Il pense que c’est naturellement que cela viendra mais ne voit rien venir. Il croit sans doute qu’une femme va lui tomber dans les bras sans le moindre effort, qu’il sera riche ou célèbre d’être simplement sa Majesté Lui-…

Lui encore devant sa glace. Un miroir sur lequel il ne s’attarde pas. La seule chose qui le préoccupe, c’est l’épaisseur de sa barbe et la tenue impeccable de sa chevelure engraissée au Brylcreem. Il n’a aucune complaisance face à lui-même, il est ce qu’il est. En aucune façon l’idée d’améliorer son apparence ne pourrait lui venir ou l’arrêter. Il y a un miroir et il sait que ça ne sert qu’à se préparer au travail. Dans la chambre sale qu’il habite, la lumière ne pénètre pas vraiment. Il faut de l’habitude pour savoir que cette qualité de l’ombre signifie l’aube ou le soir au contraire. Ce n’est pas une raison pour vouloir partir. Il y a un job à accomplir, une organisation du temps. Ce soir, il se couchera sans se laver. C’est comme ça. La douche se prend le vendredi avant de sortir boire un verre. Sa place est réservée à midi au café du Commerce. Il prendra le menu du jour. Un verre de Goron et puis un café. Parfois un collègue s’assoit avec lui. Ils parlent de politique. Lui adore la politique. Il exerce là son intelligence. Ce n’est de loin pas un imbécile malgré qu’il se facilite volontiers la réflexion en proférant des arguments fabriqués par des partis extrémistes. Tous des salauds, tous des voleurs, et des corrompus. Il aime quand même. Il a ce goût du pouvoir et c’est comme si en disant son mot sur tout et rien, il prouvait au monde qu’il est de ces êtres compétents qui pourraient assurément mais qui refusent, malgré les demandes, les suppliques, les incitations, qui refuse les appels de la Civitas.

(à suivre demain 26 octobre 2016)

 

Texte : Anna Jouy
Photo : Robert Doisneau