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femme eau

Il y a une éternité de temps, une vie de temps…J’ignore quand mais c’est loin. Moi alors petit éclat au sein de l’univers et le vide aussi loin que mon regard, aussi loin que ma lumière. Un néant.

Et puis là-bas, ce cri, poussé par un besoin d’amour. Infime particule, épingle pointée sur la carte du tendre, l’espace se mit alors à trembler d’un séisme profond.

Maintenant le vide est une place grandiose et moi je suis là, molécules occultes, solitaire. Perdue dans l’insondable, à peine planète, pas encore poussière. Transplantée du rien dans la noirceur d’un ciel de ventre.

Têtard, flagelle, si mince en elle, si semblable à la transparence, sans adhérence et sans repère, fusion parfaite à l’œil.

Il y a sur ma peau le mouvement d’une onde. Chaque bulle glisse son doigt délicat sur ma chair, véhicule de tendresse et soupçon de frétillement. Dans mes cheveux, comme une main qui passe. Quel ange délicieux déroule mes jeunes algues et me peigne ? Mes doigts cherchent entre les eaux un toucher. Je me déroule, du refuge intérieur vers l’autour de moi.
Chaque jour, je me défais de quelque chose. Un troc sans marchandage. Je cède mes souvenirs les uns après les autres – il me semble y perdre une ancienne douleur- que je remplace de chair et les ailes qui me poussaient dans le dos disparaissent en deux fesses rondes. Je bouge, je pédale et la vague me berce et me tangue. Je suis dans le navire d’une autre enveloppe toute alentour. Quelque chose me lie à une chair si semblable et si inconnue. Je plaque mes bras tout contre… en vain. On ne me saisit pas.
Le silence est dans l’eau.
Sous la cloche, la chaleur y est douceur et le balancement fluide d’un radeau.
L’eau est mon silence.

A peine conçue, je mets ma bouche contre la sienne. Ma peau et nos cœurs battent un rythme identique. Ses mains d’une légèreté extrême se font des doigts contre les miens; ses deux bras m’entourent d’un simple mouvement et moi qui fais de même. J’ai le goût du sel, elle me donne le sucre. Elle est de blé, je deviens chevelure. Son rire saute à la marelle, je connais le hoquet. Et la délicatesse de nos lèvres, nos jambes pour la gambade, nos cils et nos pupilles pour nous faire des miroirs.
Et tous mes rêves puisés au cœur de l’humide.
Nous dansons, oui nous dansons.
L’enroulement d’un arbre de mai, le tournis des places de foire.
Nous dansons et je passe mon visage sous les cordes à lessive, sous le fil du temps qui bouge.
Je songe, me regardant dans l’eau : quelqu’un…
Il y a une présence et je me plaque là et la touche…

Le ventre est rond. Haut. Une île plantée d’un coquillage sombre. La source de toutes les origines. Femme seule donnant naissance à l’océan, goutte à goutte.

Encore quelques mots qui nagent. Manger, boire, saisir… Mais la mer se retire et le monde sèche inévitablement.
Des fils d’algues, des planctons rares me tiennent encore vaguement compagnie au fur et à mesure que s’éloignent les rivières.
Je ne rêve plus. Oui l’espace s’écoule lentement vers un trou d’aiguille et mon regard plonge vers cet inconnu. Y-a-t-il une autre caverne ? Dans la douleur oppressante, dans ce mouvement vomitoire, je me sens chassée. Me délester de mes souvenirs, pour grandir m’a-t-elle susurré mais je veux tout retenir. Il faut pourtant vider ma tête, me dénuder de mes savoirs, alléger mon crâne pour ne pas rester prisonnière de ce goulet de souffrances…
Mon âme attend et j’arrive.

Depuis longtemps, elle serre ses dents. Ses mains agrippées au vide qu’il y a entre les barreaux des fenêtres. Longtemps de minutes et de respirations, jusqu’au sang de ses lèvres. Silence profond et souterrain, mutisme obsessionnel. Oh ! Ce cauchemar va la quitter, se fondre dans l’inexistence, glisser comme une flaque vers les égouts…Tant qu’aucune parole ne prend naissance, personne ne vit.
Silence pour mourir. Ne pas nommer, ne pas esquisser la vie du plus petit cri, du plus simple soupir. Elle souffre trop pour donner une vie. « retourne d’où tu viens, retourne vers ta mort… » Son corps est fermé à double tour.

Menton et épaules en avant-garde dans un boyau de sang. Dans les spasmes d’une dernière caresse, douceur des tissus contre violence de ma brasse. Progression serpentine, souple encore, molle dans mon manteau visqueux. Compressée, étouffée. M’échapper, sortir, m’expulser, atteindre cette lumière. Je peux tout donner pour parvenir au silence de mère qui ne veut pas crier et que je vive.

Dans la chambre bleutée, elle retient sa respiration. La chaleur de l’eau, la lumière tiède d’un spot. Les vagues internes naviguent et roulent en elle. La barque est à l’intérieur. Mais soudain, quand l’air revient tendre sa voile, quand elle gonfle d’une nouvelle tempête, un long cri s’échappe d’elle, long et déchiré. Vibration infinie d’une vie à une autre, transmise d’une bouche à une autre. Elle est la mère et moi seule enfant.
Naissance.


Corps aux empreintes de glèbe
Corps de mère d’un batik sérigraphe
Dans l’attente silencieuse de la détrempe
Accouche des couleurs sous le souffle d’amour
Jusqu’au lever de l’ensemble des jours
A la prise de l’air
Pour fomenter en lui le grand complot des mots.
Cire brûlante ou sortilège
Un peu de lumière,
Mais à peine bougie
Un nouvel être aux gouttes de son calque.

 

Texte : Anna Jouy