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Johanna

Je vous entends d’ici :

  • Regarde, c’est lui, c’est Jonathan ! Regarde il s’en va tout au bout du ciel, sur les ailes du rêve…

Et même si vous ne l’avez pas dit, je vous ai entendu le penser.
Vous ne faites pas exception. J’ai dejà entendu cette litanie tellement de fois.
J’étais déjà présente quand cette histoire de goéland a commencé.
Vous ne me croyez pas ?
Alors parlons-en !
Dites-moi un peu pourquoi tous les goélands se nommeraient-ils « Jonathan » ?
Et pourquoi seraient-ils « perdus dans un ciel peint » comme le chantait cet homme, ce Neil que je n’ai jamais vu venir sur mon rivage ?

Mon ciel à moi est plus beau que s’il était peint. Regardez ce bleu, et admirez-le. Quel peintre aurait assez de talent pour rendre toutes les nuances de ce bleu et le soupoudrer de ce léger voile de brume, si délicat ?

Que disait-il aussi dans cette chanson… « Ce ciel où les nuages sont suspendus pour les yeux des poètes ? »
Les nuages seraient là pour les poètes ? Quelle ineptie !

Les nuages ne sont là que pour que pour le plaisir des goélands, pour qu’ils se laissent lisser les plumes par leurs doigts fins et mousseux lorsqu’ils s’élèvent au plus haut du ciel, et pour qu’ils sentent leur caresse voluptueuse les freiner quand ils retombent en piqué vertigineux jusqu’au ras des vagues, en retenant leur souffle.
Personne ne peut imaginer ce plaisir-là.
Personne d’autre qu’un goéland.

Surtout pas un humain, collé au sol, lourdaud et bedonnant, incapable de déployer ses ailes, incapable même de s’imaginer planer en silence. Ils ont bien essayé, je les ai vu. Ils sont comiques, bardés de tout un tas de matériel rutilant, produisant un bruit assourdissant juste pour avancer. Aucun d’eux n’a été capable de planer sur les ailes du vent, en vol stationnaire, juste pour observer les poissons qui dérivent sur la crête des vagues. Aucun d’eux ne peut s’arrêter d’avancer, juste pour respirer. S’ils s’arrêtent, ils tombent !

Et ils veulent m’imiter … laissez-moi rire !
Depuis des siècles, ils essayent. En vain…

Lorsque l’un d’eux a voulu faire ce film sur nous, j’étais là. Il parlait très fort, assis à la terrasse d’un café avec plusieurs de ses semblables. Il décrivait ce que son oiseau imaginaire devrait faire devant sa caméra. C’était comique, et déconcertant, tant ses idées étaient éloignées de notre quotidien. J’avais bien compris qu’il s’agissait d’un poète, rêveur et illuminé, comme il se doit. Enfin, j’ai tenté de lui remettre les idées en place et allant marcher devant lui. J’ai paradé, plusieurs fois, de long en large, devant leur table. Ils ont fini par remarquer mon manège, et il a décidé qu’il lui fallait un goéland qui me ressemble pour son film, et qu’il me nommerait Jonathan. Il a continué à parler, à parler…

Alors j’ai lâché prise. Il n’y aurait pas eu moyen de lui faire entendre raison. Je ne lui ai même pas expliqué que je n’étais pas Jonathan, mais Johanna … de toute manière, il ne m’aurait pas crue.

Puis, quand son acolyte a commencé à chanter la chanson qu’il écrivait pour ce film, j’ai tendu l’oreille:

«…Là, sur une côte lointaine
Sur les ailes des rêves
Par la porte ouverte
Tu pourras faire sa connaissance
Si tu peux… »

J’ai pensé qu’il n’était pas près de comprendre comment faire réellement notre connaissance. Mais, je lui ai souhaité d’y parvenir, puisqu’il semblait en avoir tellement envie.

Cela pourrait arriver, comme me l’avait expliqué un jour le vieux Charlie. Il était juge lorsqu’il était humain. Il a dit que lorsqu’un humain rêve très fort de ce qu’il désire, parfois, il parvient à le réaliser dans une de ses vies futures. C’est ce qui lui ai arrivé et c’est comme ça qu’il est venu vivre avec nous sur le Rocher du Phare. J’aime bien le vieux Charlie, il me fait découvrir des mondes et il connaît si bien les humains. Il me donnerait presque envie d’en devenir un, un jour.

Alors, quand le vent d’Ouest a tourné, c’est le vœu que j’ai fait pour ce pauvre cinéaste ; ça devrait marcher…

La fin de sa chanson me plaisait un peu plus, et je suis restée là, sur le bord du toit, pour l’écouter jusqu’au bout.

« Sois…
… Chante
Comme une chanson cherche une voix en silence
Et le dieu soleil te montrera la route .. »
Voilà, enfin des paroles qui me correspondaient.

Exister, vivre dans le vent, chanter en silence dans le couchant, flotter sur les courants ascendants et se laisser tomber en vrille, puis se relever juste à temps pour éviter les gerbes d’écumes…

Et laisser ce dieu Soleil éclairer mon chemin jusqu’au bout de l’océan…
Enfin, ils m’avaient compris, alors je suis partie tranquille pour m’envoler tout là-bas, vers l’ouest.

Texte et photo : Marie-Christine Grimard