Empty prison

Le rapport à l’écriture n’est qu’indirect dans ce récit. Calvin est le personnage principal supposé. Nous sommes tous les deux sur une frontière. La lumière était celle de la saison sèche, tendue, exaspérante, qui oblige à garder les yeux baissés.  Ils me pressaient, souriants. Nous sommes sur le tranchant de la condition humaine. Local 1 pour lui. Il est l’image d’un autre destin possible. Moi aussi. Ces deux destins — par principe — ne sont pas semblables, mais ils sont vraisemblables.

A cet instant, un corbeau pie se posa bruyamment sur le toit. Le motif de son emprisonnement est anodin et anecdotique. Le motif de ma présence est  inconnu ; je n’ai pas de raison avouée, ni ordinaire ni extraordinaire, d’être là. Le motif est une rencontre fortuite, une médiation par la provenance, l’origine. Mon frère m’a écrit, je t’attendais, parle moi d’elle, elle va bien, oui, elle est en bonne santé, oui, elle pleure, elle ne comprend pas. Mensonge. Elle n’avait rien dit. Seulement : donne-lui mille francs, c’est tout ce que j’ai aujourd’hui. Tu vas durer ici ? Un ou deux ans peut-être.

M. est un grand village posé sur les replis d’un massif forestier. Je suis arrivé là en janvier. A l’auberge, l’air était si étouffant et les blattes si nombreuses que je n’ai pu dormir. J’avais dans mon bagage un vieux livre. Premières notes rédigées sur une enveloppe usagée. D’abord visiter le quartier, flâner. Je n’aime pas les à-côtés. Je suis retourné à la prison uniquement pour lui porter de la quinine. Monsieur, ils sont « à l’affût pour faire couler le sang », livre de l’Ecclésiastique, chapitre 11, verset 32. Je n’ai pu m’empêcher de sourire. Au crépuscule du soir, sur la colline. Je regarde les lampes s’allumer et la flamme lointaine, encore vive, d’un feu de brousse.

Pourquoi est-il en prison ? Presque rien. Complicité. Tout cela m’importe peu. Il était là quand un de ses amis a volé un sac de voyage dans une maison. Qu’y a-t-il dans ce sac ? Des suppositions, diverses possibilités. Que pensait-il trouver dedans ? Il n’est pas maître du méfait, il n’a accès au contenu ni avant (le sac est là, disponible) ni après. Arrestation, coup d’arrêt au possible qui ouvre sur des possibilités non maîtrisables. Pas d’accès à l’impossible. C’est moi qui imagine le contenu du sac. Il n’est pas indifférent que ce sac soit de voyage. Nous ne savons si le propriétaire est de retour ou en partance. Il est immobilisé pour un temps. Sous la douche. Un temps suffisant. C’est le temps (durée brève, presque fulgurante) de la vie humaine, le temps d’un choix qui pourrait être décisif (qui l’est) mais néanmoins ne fixe pas le destin, course désordonnée, en forme d’erreur stupide qui jette dans les bras de la Justice. Pour Calvin. L’homme volé, lui, est heureux d’être propre, il est juste un peu en colère.

Nous sommes sans lumière. Incapable de dormir, j’arpente la rue-droite, marchant lentement dans l’obscurité. J’entends le murmure des voix. Marcher détourne la mort de faire son œuvre en soi. J’ai failli mourir, encore ?, tu exagères, j’ai une douleur dans la poitrine, c’est à cause du froid, parce que tu dors par terre, j’ai fini de lire ton livre, il t’a plu ?, oui, je peux le garder ?, sans problème, ce gars qui est riche, qui a tout ce qu’il lui faut, se mettre nu devant la terre entière, je veux relire ça. Je pense sans cesse à ma mère. Il a dit cela comme il aurait dit : je pense sans cesse à la mort. Il garde en lui une sorte de vision intérieure, sans doute celle de l’enfance qui rejoint la veille femme rencontrée au marché. Ils ne se voient plus depuis longtemps. Mais il l’aime vraiment.

Quelle différence, au fond, avec le monde du dehors ? La vie paraît plus intense. Je n’ai pas tout compris, tu veux comprendre quoi ?, comment passer de l’autre côté, c’est à nous de faire le pas, de franchir la ligne, un jour tout est si grand que seul demeure le désir de se perdre. Je suis effrayé par ma propre existence. Il a des yeux d’enfant. Un unique destin. Le gars là, dans ton livre, il n’a jamais menti ? Jamais, pas même à sa mère. Qu’est-ce que la pauvreté ? Je n’en sais rien, ce soir je n’ai pas les idées claires.

Ce sac provoque l’apparition de l’angoisse. La réalité conjoncturelle s’oppose à la paix, à l’éternité, au repos. Le temps est compté, un décompte vers l’absence. Le narrateur ne connait pas la durée probable de son séjour à M. Un ou deux ans, peut-être. Il répond machinalement à la question de Calvin, car il ne sait pas. Sait-il d’ailleurs pourquoi il est là? Il est là comme tous sont là, de la même façon que Calvin est en prison. Il me parle d’un changement. Inattendu. De sa tristesse. Que vas-tu faire ? Vivre en pauvre. Il avait bu, mais c’est moi qui mentais. Je me souviens des paroles du Pangolin, le commissaire de police : le jugement est tout entier dans la rémission.

Voyez-vous, quand un homme avoue son méfait, je me sens si proche de lui. Je n’aime pas le flagrant délit. Le flagrant délit tue la grandeur de la profession. Je ne suis que médiocrement intéressé par l’ordre public, ce qui me passionne, c’est l’aveu. S’il n’y avait l’exigence de la justice humaine, je laisserai, non le criminel mais le coupable rentrer chez soi. Je pensais naïvement pouvoir aider tous les auteurs de crimes à recevoir librement leur condamnation, je ne parle pas des victimes de l’erreur judiciaire, non, mais des coupables enfermés dans leur propre présomption d’innocence. Ce n’est pas moi, monsieur le commissaire, je le jure sur les ancêtres.

Calvin n’est pas de ceux-là, mais de la catégorie des complices. Comme moi. Il n’avait aucune raison d’être là au moment des faits. C’est une force sans visage qui l’a poussé. Nous sommes de cette espèce. Je suis parti à K. C’était en mars, je crois. Tu n’étais pas là ? Pourquoi, tous, voulez-vous que je sois là ? Il me semble ne rien devoir à personne. Je suis un inconnu qui passe. Chacun de nous est seul, on lit cela dans tous les livres, c’est un lieu commun, mais quand un homme dit Je suis seul son témoignage est vrai. Alors, tu es seul, je le suis, et le pauvre du livre lui-même l’était. La solitude est l’anticipation de la mort, elle est notre agonie. Nous nous sommes disputés d’une manière ridicule. Ensuite, la nuit d’Afrique a pris nos corps sous son manteau.

(à suivre demain 2 juin 2014)

Texte : Serge Marcel Roche